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réduit à cette observation-naïve, dont je rougis moi-même, que dix-huit cents spectateurs assemblés ne sont pas un lecteur solitaire. Différens d’âges, d’humeur, de goûts, de condition sociale et d’éducation littéraire, vous ne pouvez retenir leur attention commune, l’intéresser, la passionner, qu’à la condition de l’enchaîner ; et, pour l’enchaîner, c’est peut-être un moyen nouveau, mais c’est un mauvais moyen, que de commencer par la diviser. Chaque scène, au théâtre, doit logiquement sortir de la précédente, et en même temps, et nécessairement, engendrer la suivante. Les vaudevillistes le savent bien, dont une partie de l’art, et non pas la moins difficile à manier, consiste à pousser cette logique au-delà de toute vraisemblance : rappelez-vous plutôt la Cagnotte ou le Chapeau de paille d’Italie. De même encore, chaque acte ne doit rien contenir qui ne soit annoncé, pour ainsi dire, implicitement dans le précédent, ni rien nous mettre aux yeux qui ne soit une préparation du suivant. C’est ce que n’ignorent pas les dramaturges, qui disposeront volontiers toute une pièce en vue d’un dénoûment, dont les exigences deviennent alors par contrecoup la mesure et la règle de ce qui est nécessaire et de ce qui ne l’est pas : Voyez Ruy Blas ou Caligula. Mais au nom de quelle esthétique pourrait-on condamner l’emploi de ces moyens, s’ils n’ont pour objet, comme l’on voit, que de nous assurer le plaisir même du théâtre ? Et si, pour quelques heures, dix-huit cents spectateurs assemblés ne peuvent être sensibles qu’à ce que la raison a de plus général, la sensibilité de plus universel, et la logique de plus impérieux, que voulez-vous qu’on y fasse ? Il faut s’y résigner ; — et ce qui est peu naturel, sous prétexte d’élargir ou d’émanciper l’art, c’est de commencer soi-même par aller contre la nature.

Mais ce n’est pas le seul inconvénient des « tableaux » au théâtre ; et, par une conséquence encore du même principe, on pourrait presque dire que, plus ils sont complets ou parfaits en leur genre, pittoresques et précis, vus et rendus, plus aussi nous sont-ils importuns et gênans. Car ils deviennent une pièce dans la pièce ; et, sollicités que nous sommes par leur netteté même de les prolonger, pour en mieux jouir, au-delà de leur durée, si c’était l’attention qu’ils détournaient tout à l’heure, c’est maintenant le public lui-même qu’ils partagent, en interrompant la communication d’émotions qui est sans doute aussi l’un des plaisirs du théâtre. Supposé que je n’aie jamais vu le bal de la Boule-Noire, je m’intéresse au tableau que vous m’en présentez comme à un document tout neuf et instructif pour moi ; supposé que je l’aie quelquefois visité, je m’amuse en ce cas de la fidélité de la représentation ; mais supposé qu’enfin j’en sois un habitué, alors je ne suis plus attentif qu’aux imperfections de détail dont mes yeux sont d’abord choqués. Une image authentique et fidèle n’est pas celle en effet dont vous avez rassemblé