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intimider ? Le pape cédera-t-il ? C’est douteux, et, sur la foi d’une espérance éloignée et peut-être trompeuse, on se condamne à des sacrifices d’argent et de fierté, on s’expose à des périls. Il est dangereux de réveiller certains souvenirs, de jouer avec le fantôme du saint-empire romain, de rappeler aux nouveaux césars allemands que, durant des siècles, leurs prédécesseurs ont exercé un droit de suzeraineté sur l’Italie. Assurément, il n’est pas à prévoir que, comme Othon le Grand, l’empereur Guillaume II se rende jamais à Rome pour y faire pendre une partie du sénat et pour promener nu sur un âne le premier magistrat de la ville. Mais n’y a-t-il pas quelque imprudence à renouveler entre ses mains le serment que prêtaient jadis à Frédéric Barberousse les cités lombardes, et à lui dire : Nous vous serons toujours fidèles ; vos amis sont nos amis, vos ennemis, quels qu’ils soient, seront nos ennemis ?

Beaucoup d’Italiens pensent qu’un royaume nouvellement créé ne peut être trop jaloux de son indépendance, trop soigneux de son honneur, qu’il doit s’affranchir de toute sujétion, de tout vasselage, échapper à tout soupçon de complaisance servile, ne permettre à personne de disposer de lui et de ses destinées. Le joug de l’Allemagne n’est pas léger ; cette puissance a l’humeur indiscrète, exigeante. Elle demande des comptes à ses alliés, elle s’ingère dans leurs affaires, elle prétend régler leurs armemens et leurs dépenses, elle leur donne de hautaines leçons, elle leur met sans cesse le marché à la main ; elle regarde sa pesante amitié comme un bien qu’on ne saurait payer trop cher. Ajoutez qu’elle est ombrageuse, défiante, qu’elle ouvre facilement l’oreille aux dénonciations. N’est-ce pas Machiavel qui a raconté tout ce que souffrit, tout ce qu’endura l’infortuné Belphégor pour avoir imprudemment épousé l’orgueilleuse, acariâtre et revêche Honesta ? Cette terrible femme lui rappelait sans cesse l’insigne honneur, la grâce infinie, qu’elle lui avait faits, et comme à la morgue elle joignait tous les caprices coûteux, il s’endetta, se ruina sans la satisfaire. C’étaient de constantes récriminations, d’éternels reproches. Il maudissait le jour où avaient été décidés son mariage et son malheur : « Belphégor, Belphégor, s’écriait-il, quelle chaîne vous vous êtes mise au cou ! vous vous trouvez mal d’avoir prétendu à l’honneur d’une grande alliance, et voilà une vanité qui vous coûte cher. Il vous ennuyait donc bien d’être maître chez vous ? »


G. VALBERT.