comme un danger ou comme une épine. En vain, des écrivains perspicaces avaient indiqué les services que pouvait rendre à la monarchie cet homme né des révolutions et qui en sent dans son cœur tous les frémissemens ; en vain rappelait-on à la cour que, dans ce siècle, les démocrates ont seuls le pouvoir de sauver les trônes. Les hommes fortement trempés et les âmes vigoureuses font toujours peur, surtout aux princes accoutumés à n’avoir auprès d’eux que des ministres complaisans et empressés. »
Le roi Victor-Emmanuel éprouvait pour le tribun sicilien une invincible défiance mêlée d’une insurmontable antipathie, tandis qu’il s’accommodait fort bien d’un Rattazzi ou même d’un Depretis, à qui les radicaux austères reprochaient d’être trop malléable, trop flexible, de se plier trop facilement aux volontés royales, « d’avoir trop de penchant à recevoir les impressions d’autrui, à moins qu’un fort intérêt personnel ne le portât à réagir. » M. Crispi était ministre de l’intérieur à l’avènement du roi Humbert, et le premier acte du nouveau souverain fut de le mettre à pied, de l’éconduire. Le ministre disgracié put se plaindre qu’il avait succombé à la fois aux jalousies de la chambre et à une intrigue de cour. Il ressentit vivement cette injure, et, selon son habitude, il donna à ceux qui l’avaient offensé de salutaires avertissemens qui ressemblaient à des menaces. « Nous nous sommes ralliés à la monarchie, disait-il en 1884, parce qu’elle pouvait nous garantir l’unité nationale ; mais nous sommes les amis du roi et nous ne sommes pas ses serviteurs. Les amis donnent des conseils et sont le véritable appui des dynasties ; les serviteurs se font un devoir d’obéir. L’honorable Depretis, ce vieux mazzinien, avait ses raisons particulières et toutes personnelles pour se dire le serviteur de la maison de Savoie. Viennent les jours d’épreuve et de danger, il n’aura ni le courage ni la force de résister au flot populaire. » C’était dire : Choisissez ! Selon qu’il vous plaira, je serai pour vous le plus dangereux des ennemis ou l’ami des grands jours, l’ami qui avertit et qui sauve.
On ne peut nier qu’il n’ait été heureusement inspiré dans le choix des temps, des occasions, des moyens, que la méthode qu’il a employée pour parvenir ne fût la bonne. Quand on n’est pas prophète dans son pays, on tâche de le devenir ailleurs, et quand on a de grandes difficultés au dedans, on cherche un point d’appui au dehors. C’est par ses voyages, par les liaisons qu’il forma avec les politiques étrangers, que M. Crispi vint à bout de ses ennemis. On ne le trouvait pas d’assez bonne compagnie à Rome ; on fut bien étonné de le voir se faufiler chez les puissans de la terre et en recevoir le meilleur accueil. Il s’appliquait à leur persuader qu’il ne fallait pas le juger sur sa réputation, qu’il ne se souvenait plus d’avoir porté la chemise