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Le voilà arrivé et bien arrivé ; le voilà installé, établi. Ce n’est plus un tribun, c’est le ministre le plus autoritaire qui ait jamais gouverné l’Italie, et désormais on s’accommode de son humeur cassante. Comme le dit un de ses biographes : « il ne cherche pas à conquérir les sympathies des chambres, à les séduire par son sourire ou le charme de sa parole ; il s’impose à leur respect, à leur obéissance. Les bras repliés sur sa poitrine, il regarde son auditoire comme pour le préparer à entendre les choses mémorables qu’il va dire. Quand le silence règne partout et qu’on est tout oreilles, il lance sa phrase longtemps méditée, dure et quelquefois entortillée, et il courbe le dos, en ouvrant les bras comme pour ouvrir la route à son idée. Puis il se redresse, se raidit dans sa dignité, se tait, et tout à la fois il observe l’effet qu’a produit sa première phrase et il prépare l’effet que produira la seconde[1]. » Choisissez votre moment pour l’interroger, car il ne répond pas toujours. N’espérez pas non plus qu’il examine toujours vos raisons et vous réfute dans toutes les règles. Las d’argumenter, il le prend de haut, il ordonne ; il somme la place, et la place se rend. Il a l’air de dire : Le seul gouvernement possible, c’est moi ! — et peu s’en faut qu’il n’ajoute : L’Italie et moi, c’est la même chose. Jusqu’à ces derniers temps, il a été obéi sans contradiction. On commence à le contredire un peu ; mais, selon toute apparence, il en sera quitte pour modifier son cabinet et pour jeter un gâteau de miel à ceux des mécontens qui font le plus de bruit, à ceux qui ont la voix la plus aigre et la dent la plus dure. »

A quoi tient-il que M. Crispi ait dû attendre d’approcher de ses soixante-dix ans pour parvenir au poste auquel il a visé toute sa vie : Ses panégyristes prétendent que cet homme entier, inflexible, profondément convaincu, n’a jamais su plier sous aucun joug, ni se prêter à aucun accommodement, ni sacrifier ses principes à ses intérêts et à son ambition, que sa vertu a retardé son bonheur. Mais quand on considère de près son histoire, on ne voit pas qu’il ait jamais fait preuve d’une farouche intransigeance, d’une intraitable fidélité à ses idées. Il a commencé par être un chaud républicain, un fervent mazzinien. Il a rompu avec Mazzini pour faire acte d’adhésion à la maison de Savoie, et on ne peut le lui reprocher. Il avait compris, selon ses propres expressions, que la monarchie unissait les Italiens, que la république les diviserait, et il disait en 1864 : « Nous voulons une Italie forte, grande, s’étendant des Alpes à l’extrémité de l’Apennin, et à cet effet nous serons avec le prince, nous ne faillirons pas à la parole que nous lui avons donnée. »

  1. Francesco Crispi, profilo ed appunti, di Vincenzo Riccio. Editori L. Roux et C. Torino-Napoli, 1887.