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réactifs et sa verrerie graduée. De quelle dose de savoir, d’intelligence et d’habileté pratique n’a-t-il pas besoin pour mettre le doigt sur la plaie, découvrir la nature de la fraude, en apprécier le degré, sans errer dans ses conclusions, sans prendre pour falsifié un vin parfaitement loyal et naturel ? Une bévue de ce genre, dont les fâcheuses conséquences se comprennent sans commentaires, était déjà à craindre autrefois ; à un chimiste assez instruit, quoique trop peu exercé aux analyses œnologiques, il était permis jadis de déclarer « travaillé » un liquide formé de pur jus du raisin. Les documens étaient rares ; les travaux incomplets et parfois inexacts ne se reliaient pas toujours les uns aux autres de façon à se prêter un mutuel appui. Mais, à la suite de la crise phylloxérique, de nouveaux cépages venus d’Amérique ont été introduite ; de jeunes vignes de quatre ou cinq ans ont remplacé des souches dix fois plus vieilles ; de riches vignobles ont surgi dans des régions comme l’Algérie, où ne prospéraient naguère qu’un petit nombre de plantations restreintes. Enfin la France a été envahie par les vins italiens ou espagnols, dont nous ne faisions presque jamais usage auparavant. Pendant la courte période d’agonie de la vigne française, avant que l’évolution radicale dont nous venons de parler fût terminée, les savans s’étaient résolument mis à l’œuvre, et de sérieux travaux, aussi complets que précis, avaient enfin élaboré la chimie des vins. Depuis peu d’années, il y a beaucoup à refaire. Les anciens réactifs, les vieilles méthodes, sont insuffisans et quelquefois risquent même d’égarer le praticien. N’a-t-on pas vu tout récemment un excellent chimiste de Paris, expert habile et distingué, déclarer « fuchsine » un vin de Jaquez très authentique, obtenu dans le midi de la France en présence de témoins ? La morale de cette anecdote véridique est qu’il faut se mettre au travail, élargir les anciennes règles, ou plutôt les oublier et en poser de nouvelles. La tâche du pharmacien ou de l’expert de petite ville auquel s’adresse le tribunal de première instance devient très difficile en présence de la diversité de constitution des vins nouveaux. Ils ne peuvent se tenir au courant du sujet qui nous occupe qu’au moyen de lectures incessantes et surtout d’expériences nombreuses et variées. Plus heureux, le savant, dont le laboratoire riche ou modeste se trouve perdu dans une grande cité, dispose continuellement de nombreux échantillons variés et acquiert sans peine, au bout de peu d’années, assez de flair et de sagacité pour distinguer sur-le-champ un liquide naturel, de composition moyenne ou de constitution anormale, des vins sophistiqués dont il nous reste à faire l’examen.


ANTOINE DE SAPORTA.