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l’occasion pour reprendre ouvertement ses desseins en Orient, c’était par nécessité ; ses ressources étaient épuisées par la guerre de Crimée, et les questions intérieures, l’émancipation des serfs, entravaient son expansion au dehors. Elle pouvait craindre, d’ailleurs, que des complications intempestivement soulevées en Turquie ne tournassent au profit de l’Angleterre plutôt qu’au sien.

Lorsque la paix fut signée, le prince Gortchakof ne nous ménagea ni les complimens sur notre habileté diplomatique, ni ses félicitations pour nos succès militaires. Il trouvait que la politique de l’empereur Napoléon avait été d’une profonde et d’une admirable sagesse. Il éprouva aussi le besoin, car il parlait volontiers, de stimuler notre reconnaissance, en remémorant, sous la forme d’une profession de foi, tous les services qu’il nous avait rendus, et en s’appliquant à atténuer de son mieux ses passagères défaillances.

« Depuis que l’empereur m’a confié le ministère des affaires étrangères, disait-il, la politique russe repose sur l’alliance de la France ; la Russie veut, en toutes circonstances, se montrer d’accord avec elle : cet accord sera facile dans les grandes choses, parce qu’entre les deux pays les grands intérêts sont les mêmes. Vous trouverez des amis plus souples que nous, vous n’en trouverez pas de plus sûrs. Nous venons de vous le prouver ; le service que nous vous avons rendu a été de contenir et d’arrêter l’Allemagne. Peut-être a-t-on trouvé à Paris que la Russie n’a pas fait assez, mais que pouvait-elle faire de plus ? Rappelez-vous qu’elle n’avait aucun intérêt dans la guerre, et que vous ne lui assuriez aucune compensation pour son concours. Cependant, si la guerre s’était étendue, nous aurions probablement été plus loin ; une intervention plus vive de notre part, avant cela, aurait pu amener une conflagration générale. On reprochera peut-être à la Russie de ne pas avoir mis ses forces en mouvement ; mais il ne faut pas oublier les espaces immenses qu’elle avait à parcourir. L’empereur Alexandre, d’ailleurs, ne vous a jamais laisse ignorer qu’il lui fallait trois mois pour mettre ses corps d’armée sur le pied de guerre et leur faire prendre position. Mais, dira-t-on, il aurait pu s’y préparer plus tôt ; dès le 1er janvier, la guerre paraissait certaine, imminente, et les deux empereurs, à Stuttgart, n’avaient pas attendu ce moment pour se parler avec confiance. A cela je répondrai que la Russie, depuis le moment où elle a proposé un congrès, a dû croire que la paix serait maintenue, d’autant plus que l’empereur Napoléon semblait la désirer et y croyait[1].

  1. L’empereur, en effet, au mois de février 1859, voulut revenir sur ses pas et fit demander secrètement au cabinet de Pétersbourg de proposer, en vue du maintien de la paix, le désarmement des volontaires italiens. J’ai raconté dans mon second volume, la France et sa politique extérieure en 1867, le dramatique entretien que le comte de Cavour eut i ce sujet avec le prince de La Tour d’Auvergne.