Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 90.djvu/938

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

y chantait Lucia ou la Sonnambula parmi des monceaux de fleurs et d’or; et nous déplorions que cette rare créature eût suivi ce vulgaire chemin, que, depuis vingt ans, elle eût pris ou qu’on eût pris pour elle le soin de son opulence et de sa renommée voyageuse plus que de sa gloire véritable ; qu’au lieu d’étudier l’art nouveau dans notre vieille Europe, elle allât porter au Nouveau-Monde les débris d’un répertoire en ruines.

Nous nous disions tout cela. Mais Mme Patti n’a eu qu’à paraître, et nous avons été sous le charme. D’un bout à l’autre de son rôle, Mme Patti est l’intelligence, la grâce et la jeunesse même; la Juliette de Shakspeare, comme celle de M. Gounod. Avec quelle timidité et quelle modestie elle a joué le premier acte; les autres, avec quelle tendresse câline et parfois quelle puissance et quelle sobriété ! Comme elle a écouté les instructions de frère Laurent! Comme on a vu passer sur son visage l’appréhension, l’horreur du sommeil semblable à la mort, comme on y a vu revenir par degrés et s’épanouir enfin la joie du réveil et de la vie retrouvée !

La voilà donc une grande artiste, celle à qui nous n’avions jamais entendu prodiguer que des noms d’oiseaux chanteurs ! Mais, direz-vous, qu’a-t-elle fait de sa voix et de sa virtuosité? Sa voix! Je gage qu’une jeune fille s’en contenterait encore et pour longtemps. Quelques notes du haut sans doute sont moins pures, moins faciles, mais quelle fraîcheur les autres ont gardée ! Quant à la virtuose, aucune autre n’approche de celle-ci. On s’est étonné que le premier soir, Mme Patti, légitimement émue, n’eût pas chanté la valse avec une irréprochable perfection. Je demanderai seulement leur avis aux auditeurs des jours suivans, et je demanderai surtout, avec Alfred de Musset, jugeant autrefois une autre artiste. Mlle Pauline Garcia, la permission de ne pas compter les plumes qui tombent au premier coup d’aile d’un oiseau qui s’envole.

On a cherché à Mme Patti encore d’autres querelles, indignes d’elle et indignes de nous. On lui a reproché de n’être plus assez virtuose, quand on s’était plaint jusqu’ici qu’elle le fût trop. On lui a reproché jusqu’à son âge. Eh bien ! puisque vous voulez pour le rôle de Juliette des femmes de vingt ans, amenez en donc, et vous verrez comme après celle-ci les autres le chanteront!

Le rôle de Capulet est tenu avec autant de noblesse que de douceur par M. Delmas, dont nous avons plaisir à signaler les progrès incessans. Il a mis beaucoup de mélancolie dans le passage du premier acte : O folles années qu’emporte le temps, beaucoup de dignité et d’affection dans la phrase du quatrième acte : Ma fille, cède aux vœux du fiancé qui t’aime. Un jour, qui n’est pas loin, M. Delmas sera un artiste de premier ordre.