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posée comme au hasard, Juliette apparue commence à rêver. Se lassera-t-on enfin de prétendre que notre musique française, rebelle à tout progrès, obstinément dédaigneuse de la vérité ou de la vraisemblance théâtrale, reste asservie aux vieux systèmes, aux formules traditionnelles et symétriques de jadis? Comment traduire la rêverie de Juliette et ses confidences aux étoiles, mieux que par toutes ces phrases errantes sur les lèvres de la jeune fille au hasard de ses souvenirs, de ses craintes et de ses espérances ? Où trouver moins de rigueur et de formalisme que dans ce perpétuel échange de mélodies, qui vont et reviennent de l’un à l’autre des fiancés, enveloppant d’un nimbe sonore leurs deux têtes rapprochées?

Les librettistes ont eu le bon goût de suivre ici Shakspeare presque mot à mot, et le musicien a noté avec une sensibilité raffinée les moindres nuances de l’âme de Juliette, la plus charmante peut-être entre toutes les âmes de vierge et de femme. Au premier mot de Roméo, qu’elle entend sans le voir, elle frissonne : Qui m’écoute ? dit-elle; et d’un ton légèrement offensé, pour ainsi dire avec un geste musical seulement de fierté virginale, elle ajoute : Qui surprend mes secrets dans l’ombre de la nuit? Dans la simple question : N’es-tu pas Roméo ? quel ardent désir que ce soit lui ! c’est lui, en effet, et Juliette rassurée lui révèle tout son cœur. En deux ou trois pages, l’âme de la jeune fille se dévoile, plus complexe, sans être compliquée cependant, que l’âme de Marguerite. Pauvre et naïve Gretchen ! A peine avait-elle entendu Faust lui murmurer la phrase : Laisse-moi contempler ton visage! qu’elle la redisait, docile à la première leçon d’amour. Elle n’était pour ainsi dire que l’écho du bien-aimé ; elle ne chantait qu’après lui et d’après lui. Juliette a plus d’initiative et de spontanéité. Sous les détours nonchalans des mélodies, sous leurs harmonieuses cadences se glissent des accens d’orchestre légers, mais expressifs, des soupirs de hautbois, de bassons, de cors, et ces moelleuses sonorités estompent derrière les deux enfans l’ombre bleue de la nuit d’Italie qui protège leur bonheur.

Juliette poursuit : Cher Roméo, dis-moi loyalement : Je t’aime, et je te crois. Alors les harpes s’envolent, et les promesses et les sermens les suivent. Mais un soupçon effleure déjà Juliette. Roméo ne la trouvera-t-il pas bien osée d’avoir parlé si vite? Aussi se hâte-t-elle, sinon de rétracter son aveu, du moins d’en partager la douce honte avec la nuit, dont le voile indiscret a trahi le mystère.

Ni Shakspeare ni M. Gounod n’avaient dit encore ici tout ce qu’ils avaient à dire. Mais la musique, plus lente que la poésie, risquait en se prolongeant de devenir monotone. Les librettistes et le musicien ont bien fait de couper un instant le duo par le petit chœur des valets et le bref et plaisant épisode de la nourrice. On ne voit qu’avec plus