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criminel. Aussi, quelle différence entre les deux inspirations musicales ! A la place des accords diaboliques qui rythmaient pour ainsi dire à coups de griffe le chant néfaste de Satan, quelle bienveillance et quelle amabilité sereine ! Frère Laurent, lui aussi, connaît les secrets des fleurs, mais leurs secrets bienfaisans, et celles qu’il a cueillies avaient poussé dans la montagne pour le salut de Juliette et non pour sa perdition.

Que de détails déjà mis en lumière ! Au lieu d’un effacement général, quel surcroît de relief! Mais ce n’est pas tout. Les récitatifs, les ritournelles n’ont rien perdu non plus de leur élégance, de leur style, de leur concordance parfaite avec l’ensemble de l’ouvrage. Elle s’est épanouie plus large et plus belle, la phrase de Capulet conduisant Juliette à l’église : Ma fille, cède aux vœux du fiancé qui t’aime. Le Mozart de la Flûte enchantée, le Gluck d’Alceste, l’auraient commencée ainsi; ils en auraient ainsi tracé le noble contour. Mais M. Gounod pouvait seul l’achever par un pareil souhait et par un pareil soupir : Le bonheur vous attend au pied des saints autels. Avec la même expression de tendresse et de mélancolie paternelle, un grand poète disait jadis, sur le seuil de l’église, à son enfant qui devait elle aussi mourir :


Ici l’on te retient; là-bas on te désire;
Fille, épouse, ange, enfant, fais ton double devoir.
Donne-nous un regret, donne leur un espoir;
Sors avec une larme, entre avec un sourire.


Voilà donc l’œuvre chez elle à l’Opéra. — Mais les pages les plus intimes ont-elles aussi gardé leur charme? Le madrigal, le duo de l’alouette, le duo du balcon surtout, n’ont-ils point pâli, n’ont-ils point langui? Non, ces beautés exquises, ailleurs un peu étouffées, au lieu de s’évanouir, se sont épanouies ici. Le duo du balcon surtout a répandu tout autour de lui une atmosphère de tendresse. C’est qu’il ressemble à l’une de ces fleurs odorantes que le Midi nous envoie. Elles arrivent pressées, meurtries par l’étroitesse de leur prison légère; mais, à peine délivrées, elles se rouvrent, elles revivent et remplissent notre demeure de leur parfum recouvré, car elles cachaient dans leurs calices tous les trésors du printemps.

Oui, le second acte de Roméo et Juliette est beau comme une fleur; mais comme une fleur il est délicat. Il ne faut pas « que l’univers entier s’arme pour l’écraser, » c’est-à-dire il ne faut pas que la foule l’écrase de ses conversations ou de son indifférence. Il faut l’entendre dans le silence, avec recueillement et avec amour; c’est avec amour qu’il a été écrit et qu’il est chanté. Que le public de l’Opéra daigne écouler au lieu de parler, et regarder au lieu de chercher à se faire voir, et ce public, malgré tout l’un des plus intelligens de l’Europe, sentira pénétrer en lui l’intime poésie de cette musique.