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justice qui est d’un effet désastreux. On voit tous les jours des ayans-droit honnêtes reculer devant un procès par suite de l’insuffisance des lois, de la malhonnêteté ou de la puissance de leurs adversaires; ils préfèrent transiger, abandonner une cause excellente et même y renoncer complètement, plutôt que d’encourir les peines, les lenteurs et les frais d’un procès dont l’issue est douteuse. L’on a vu des Égyptiens recourir au subterfuge de la cession, et transférer leurs droits à des Européens, pour éluder la compétence des tribunaux locaux, et bénéficier de la juridiction des tribunaux mixtes de la réforme judiciaire.

J’interromps ce résumé pour faire remarquer combien la situation de l’Egypte, de 1879 à 1882, explique la chute d’Ismaïl et la révolution tentée contre le khédive actuel par le colonel Arabi et l’armée. Il faut nécessairement avoir cette situation présente à la mémoire pour la comparer avec la situation de l’Egypte en 1888, à celle que crée à ce pays le protectorat anglais. On est surpris autant qu’affligé en constatant qu’au point de vue agronomique et financier, presque tout va aussi mal que par le passé[1].

L’Union de la jeunesse égyptienne signale ensuite à l’actuel khédive quelles sont les causes principales des souffrances du pays et de leurs effets. D’après l’Union, il y en aurait quatre majeures : 1° la réunion de tous les pouvoirs entre les mains d’un seul ; 2° l’absence d’une loi qui détermine les droits et les devoirs des gouvernans et des gouvernés ; 3° l’absence d’une justice bien assise et bien rétribuée ; 4° l’insuffisance de l’instruction publique.

La première de ces causes est assurément celle qui a le plus influé sur le sort de l’Egypte. « Qu’espérer, dit le projet des réformes, d’un gouvernement dont les sujets sont empêchés de prendre part aux affaires qui les touchent, même de très près?.. C’est ainsi que l’amour du pays et de la justice est étouffé, que l’initiative individuelle et que l’essor de l’intelligence sont arrêtés, qu’aucune voix n’ose s’élever pour redresser les abus et les injustices qui se commettent au grand jour. »

  1. « Qu’avons-nous fait pour nous concilier la Basse-Egypte? Nous lui avons imposé des fonctionnaires européens qui lui coûtent 450,000 livres sterling par an, et, loin de réduire les taxes, nous avons perfectionné les procédés employés pour les extorquer. Le mâdhi, lui, expose ce séduisant programme : je vous prendrai seulement un dixième de vos produits et je vous débarrasserai de ces chiens de chrétiens. » Journal de Gordon, p. 36.) — « Tous les fonctionnaires qui, du Caire, prétendent administrer l’Egypte, en sont parfaitement incapables; que peuvent-ils savoir de l’état du pays et de ses besoins en restant tranquillement dans la capitale? Ce qu’il faut à la population, c’est la réduction des taxes de moitié; des inspecteurs parcourant les provinces pour remédier aux abus. Que l’on se débarrasse de l’armée du général Wood, dépense absolument inutile, des trois quarts des employés européens, de la gendarmerie et autres vautours qui dévorent le pays. » (Journal de Gordon, p. 119.)