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qui supporte plus des deux tiers des charges de l’état, se trouve parfois, et par ce fait, dans l’impossibilité d’acquitter en temps voulu les impôts qui lui incombent. Ceux qui possèdent les moyens de le faire sont contraints de dissimuler leur aisance et ne se libèrent qu’après poursuite, pour se montrer logiques avec une détresse qui n’est que feinte. N’est-ce pas exactement ce que disait la fameuse commission d’enquête à Ismaïl-Pacha ? Et ceci : « Malgré les efforts du gouvernement, on constate à la fin de chaque année des arriérés considérables et d’une réalisation fort douteuse. » Est-ce que cela ne s’adresse pas aussi au budget de 1888, œuvre de sir Edgard Vincent, le conseiller financier anglais ? Ce n’est donc pas peine perdue que de continuer à résumer le projet de réformes du parti national.

Beaucoup de petits propriétaires se dessaisissent ou sont dessaisis de biens qui passent dans des mains incapables de faire rendre à la terre ce qu’elle produisait dans les mains du fellah, malgré son incurable ignorance des progrès de l’industrie agricole. La conséquence de ce déplacement de la propriété territoriale est une diminution dans la richesse publique et dans les revenus de l’état. Il en résulte encore une plus grande misère pour le petit fellah. Celui-ci, dans quelque situation qu’il se trouve, n’est jamais garanti contre la rapacité d’un homme puissant, cheikh, notable ou riche propriétaire, qui se croit en droit d’user de la force physique et des bestiaux de son faible voisin. Contre ces exactions, la victime n’ose élever la voix, certaine d’avance que le moindre inconvénient de son cri de détresse sera de ne pas être écouté. Le fellah n’en garde pas moins rancune à qui l’opprime. Il nourrit l’espoir d’une représaille, guette l’occasion de se venger, et sa nature, de bonne et douce qu’elle était, devient perverse[1]. Le fond de ses croyances religieuses n’en persiste pas moins. Cet état moral étend son influence sur la situation financière et politique du pays. Il est certain que, si la justice était mieux rendue, si les charges étaient plus équitablement réparties, si l’administration était mieux organisée, l’Egypte ne se trouverait pas en présence d’un épuisement presque général de ses ressources; elle n’aurait pas une dette criarde de quelques milliards et une énorme dette consolidée qui lui crée une situation politique inférieure et la met dans la dépendance des puissances protectrices de ses créanciers. Mieux gouvernée, elle eût trouvé chez le plus grand nombre des habitans une aisance et des ressources qui eussent sauvegardé l’autonomie sérieusement menacée du pays. Mais c’est surtout l’absence d’une bonne

  1. C’est aussi à l’époque où ceci s’écrivait que le brigandage a fait son apparition dans les campagnes.