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maintenu jusqu’à nos jours? J’ai quelque raison de le supposer. J’ai pu me procurer son programme : il est instructif et il est intéressant d’en parler. Comme ceux qui l’ont élaboré[1] n’ont pas reçu du khédive actuel tout l’accueil qu’ils en espéraient, les patriotes d’aujourd’hui se tiennent sur la réserve, non par crainte d’être inquiétés, — leurs aspirations n’ayant rien de répréhensible, — mais parce qu’ils attendent l’heure où, des hautes régions gouvernementales, un appel sera fait à leur patriotisme. Rien ne fait soupçonner que cette heure soit prochaine, et cependant on aurait tort de croire que la jeunesse égyptienne ne réfléchit pas, qu’elle ne sent pas combien l’occupation étrangère est humiliante pour elle. Cela saute aux yeux en voyant la réserve que montre un indigène à la vue de l’uniforme anglais. Il en est mille exemples : c’est ainsi que les soldats de l’occupation vont toujours par groupes, sans que jamais un fils du pays se fourvoie en leur compagnie. Ces soldats, pleins de morgue, roides, sanglés, la courte pipe à la bouche, la jugulaire sous le menton, le rotin à la main, tenant le haut du pavé sous leurs talons qui résonnent, ont conscience que leur présence n’est agréée ni agréable, et qu’elle n’enchante que le petit ânier dont ils sont la Providence.

Un vendredi, — c’est le jour férié en islam, — une musique militaire jouait en ma présence, et devant une foule énorme, les airs nationaux d’Europe et d’Amérique, sauf l’hymne anglais. L’omission était voulue assurément, et n’est-elle pas significative? Autre remarque : l’hymne grec et l’hymne italien furent acclamés et applaudis. Quant à la Marseillaise elle fut bissée à la demande presque générale des auditeurs. Les soldats de la Grande-Bretagne, présens, ne riaient pas. Il y aurait donc dans ce pays d’Egypte, que l’on représente comme fermé à toutes les aspirations, un groupe de personnes qui ne craignent pas d’applaudir aux chants les plus populaires et les plus révolutionnaires connus ?

Le programme du parti national, quoique portant la date de 1882, est encore une actualité sur bien des points. Dès le début, le parti se félicite de ce que les destinées de l’Egypte aient été confiées à un jeune souverain, parce que de tous les âges « la jeunesse est la plus accessible aux idées de justice et d’indépendance ; » puis il cherche à prouver que, malgré la grande fertilité du sol qui constitue une richesse renouvelable et permanente, malgré le labeur, la persévérance, la sobriété des agriculteurs, le plus grand nombre de ces derniers sont dans une grande misère. La masse des contribuables,

  1. Projet de réformes présenté à son altesse Tewfik Ier, khédive d’Egypte, par l’Union de la jeunesse égyptienne. (Alexandrie.)