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est grand, — ne sont pas toujours indulgentes pour le sexe fort. Il était persévérant et dut à sa persévérance la conquête de la femme qu’il aimait, comme il lui dut plus tard la haute situation à laquelle il s’éleva. Il était patient ; le bonheur aide à l’être, et il attendit l’occasion. Elle vint, et l’épreuve avec elle. Son oncle mourut, et John Crossley, ne possédant pas suffisamment pour se porter acquéreur de la fabrique qu’il dirigeait, entreprit de s’établir pour son compte et sur le pied le plus modeste. Les débuts furent pénibles. Martha Crossley se remit courageusement au travail, échangeant ses devoirs légers et faciles de maîtresse de maison pour les rudes occupations de l’ouvrière ; mais sa nature vaillante était à la hauteur de la lâche que lui imposaient les circonstances. « Je bordais moi-même les tapis que nous fabriquions, écrit-elle. Levée à quatre heures du matin, et, grâce à un labeur incessant, j’avais, avant le déjeuner et l’heure où mes voisines étaient debout, gagné d’ordinaire 2 shillings. »

Les tapis étaient alors un article de luxe ; on n’en faisait usage que dans les maisons riches. Pendant des siècles, dans les châteaux, et jusque dans les demeures royales, on se contentait de semer sur l’aire battue des roseaux coupés et séchés. Le joncheur de roseaux était un personnage important à la cour, et son office n’était pas une sinécure. Les convives ne se faisaient pas scrupule de vider leurs assiettes et leurs verres sur le sol, de jeter leurs os à demi rongés sous la table, de décrotter leurs lourdes et boueuses chaussures sur cette litière, que l’on remuait fréquemment pour recouvrir ces débris et que l’on renouvelait de temps à autre quand il s’en dégageait des exhalaisons trop fortes. Thomas-A. Becket, lord-chancelier d’Angleterre, s’était fait en son temps (1520) la réputation d’un raffiné et d’un voluptueux pour avoir substitué aux roseaux, « dont il goûtait peu l’odeur marécageuse, » de la paille et du foin l’hiver, des feuilles sèches l’été, « afin, ajoutait son biographe, de permettre à ses invités de s’asseoir par terre, sans trop salir leurs vêtemens, quand la place manquait à table. »

On avait été, certes, plus civilisé à Babylone, en Grèce et à Rome ; on l’était plus à Venise, en Espagne et en France qu’alors dans le royaume-uni. Il fallut la révocation de l’édit de Nantes et l’exode des protestans pour importer en Angleterre, y faire naître et prospérer la fabrication des tapis. Quelques Français émigrés à Halifax y introduisirent cette branche d’industrie, que John Crossley apprit de leurs descendans et dont il tira bon parti. En vingt années de rude labeur, aidé par sa femme, dont le courage ne se démentit pas un instant, il réussit à élever leurs trois fils : John, Joseph et Francis, à économiser 1,400 livres sterling (35,000 francs) et à fonder