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mais dont il sollicitait en vain les entrepreneurs de faire usage. Avec la gaucherie à la fois timide et fière d’un homme conscient de sa valeur, convaincu de l’importance de sa découverte, gardant dans ses grands yeux bleus et pensifs la vision d’un monde transformé par son génie, mais déjà tristement familiarisé avec les refus polis et froids ou les rebuffades hautaines des grands manufacturiers, il renouvela auprès d’Edward Pease sa demande, cent fois faite et cent fois repoussée, d’essayer sur sa ligne nouvelle son Iron Horse, son cheval de fer.

Encouragé par l’accueil bienveillant du quaker, qui l’écoutait avec attention, tout en l’observant avec intérêt, George Stephenson lui expliqua la supériorité de sa machine à vapeur mobile. Son cheval de fer consommait moins, marchait plus vite que les animaux de trait ; il ne se lassait jamais ; deux hommes suffisaient à le manœuvrer, et il entraînait un poids que vingt chevaux n’eussent pu ébranler. Puis il raconta quand, comment, au prix de quels efforts, il avait achevé, perfectionné sa découverte, épuisant ses dernières ressources pour construire cette machine étrange dont l’aspect seul faisait sourire les ignorans et rebutait les sceptiques. Convaincu, il fut éloquent; se sentant écouté et se devinant compris, emporté par son enthousiasme, il donna libre carrière à ses visions hardies, lançant d’un geste large, dans les grands espaces, son cheval de fer, messager de civilisation, triomphant de tous les obstacles, franchissant les plus hardis parcours, reliant les villes aux villes, les ports aux centres manufacturiers, réveillant sur son passage l’industrie attardée, l’agriculture routinière, ouvrant des débouchés aux mines, révolutionnant et enrichissant le monde.

Le rêveur pratique qu’il avait devant lui subissait la séduction de ces entraînantes visions. Une idée surgissait dans son esprit : ce messager de civilisation ne serait-il pas un messager de paix ? S’il rapprochait les intérêts, il rapprocherait aussi les hommes et les peuples; se connaissant mieux, ils se haïraient moins; cette paix universelle, que prêchait sa secte et qu’il appelait de tous ses vœux, ne devait-elle pas naître de cette découverte nouvelle dont l’inventeur le pressait de faire l’essai ? George Stephenson ne sollicitait pas autre chose : qu’il consentît à visiter sa machine, immobilisée à Killingworth, et que le manque d’argent l’empêchait de transporter à Darlington; qu’il consentît à faire l’avance des fonds nécessaires pour la monter sur rail et la mettre en mouvement, et il ne doutait pas du résultat.

Edward Pease partit pour Killingworth. Longuement et minutieusement il examina ce nouvel engin, étudiant le mécanisme ingénieux,