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son manque de sens critique, par son aptitude admirable à ne voir qu’un côté des choses, ou, s’il en voit deux, ce qui lui arrive, à se ramener sans peine à n’en regarder qu’un. Il en est par son manque de sens historique, par sa légèreté à porter une vaste érudition sans que son idéologie en soit gênée, sans que les faits l’arrêtent, le retardent ou l’inquiètent dans k construction hardie et allègre de son système. Il en est par l’esprit de système lui-même, par le dogmatisme intempérant et précipité, par la promptitude indiscrète à avoir raison. A chaque instant, le mot de M. Scherer, « Voltaire retourné, » revient à l’esprit en le lisant. Il a dit lui-même : « L’insulte est le grand signe de l’erreur, » Comme je vais lui appliquer le mot, je me hâte de le corriger. L’insulte est le grand signe de la conviction. On ne peut pas imaginer à quel point le comte de Maistre est convaincu. — Il est du XVIIIe siècle encore par le manque de sens artistique. Il appartient bien au temps qui n’a pas aimé les Grecs. Cet artiste de Chateaubriand s’est avisé d’une invention un peu scandaleuse, qui était de faire adorer le christianisme pour sa beauté, comme si c’était un paganisme. Je ne le défends point ; je remarque seulement combien il était en cela du temps qui devait le suivre, à ce point qu’on a pu croire qu’il l’avait fait naître. Le XIXe siècle prend le chemin d’être plus chrétien que déiste; il désapprend d’adorer Dieu, et il est en train d’adorer les religions, sur ce qu’elles sont ce que le monde a connu de plus beau. — De Maistre est du XVIIIe siècle, enfin, par son manque de véritable esprit religieux, et si j’ai insisté sur ce point, et si je m’y appesantis, c’est qu’on a voulu voir en lui je ne sais quel précurseur du mouvement saint-simonien, ce qui me paraît, sauf plus grand examen, une étrange erreur. Rien ne montre mieux que ses livres la différence qu’il y a d’une religion à une théologie. Avec son ferme propos de ne rien mettre de ses sentimens dans ses idées, il a écrit des livres qui ne parlent qu’à la raison et à la logique; et au lieu d’une introduction à la vie religieuse, il a composé un manuel de théocratie. C’est l’esprit du XVIIIe siècle contre les idées du XVIIIe siècle : les dialecticiens révolutionnaires ont rédigé les droits de l’homme, et de Maistre la déclaration des droits de Dieu, sans compter que, lui aussi, il aboutit bien un peu à la terreur.

Et, malgré tout, il a cela pour lui qu’il fait infiniment penser. On le quitte avec une profonde estime pour son caractère, une vive sympathie pour les qualités de son cœur, et le souvenir d’une des plus belles joutes de dialectique dont on ait jamais eu le spectacle.


EMILE FAGUET.