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qui semble parfois risquer d’emporter la foi elle-même, ensuite cet autre accident de n’avoir pas achevé son livre. On a pu le prendre quelquefois pour un sceptique, au moins par provision. De Maistre a achevé son œuvre ; elle est complète, mais il faut bien la lire tout entière. On peut en lire deux ou trois cents pages, et le prendre pour un athée ; on peut même le posséder en entier, et être un peu trop frappé de ce qui, dans son œuvre, conduirait à une conclusion athéistique, s’il était dit par un autre. Voilà ce qu’on gagne à prendre pour argument même en faveur d’une cause ce qui, aux yeux des bonnes gens, va contre elle. A renforcer votre argument préféré vous risquez de confirmer l’objection. C’est une manière de coquetterie dialectique ; mais on peut trouver que de Maistre en a trop mis. Vous prouvez Dieu uniquement par la présence du mal sur la terre ; c’est le fin du fin sans doute, et comme un logicien dilettante goûte ce tour ou ce détour-là ! Mais l’humanité commune n’est point si sublime, et certainement vous la troublez. Parce que, et non quoique, c’est une belle imagination ; mais croyez bien qu’au fond de tout chrétien, ou simplement de tout croyant en Dieu, il y a un petit manichéen, bien humble, bien doux, point grand philosophe et très éloigné de se croire hérétique, qui aime Dieu, non point comme justicier créateur du mal, mais comme être bon victime du mal, qui le croit souffrant, qui le croit opprimé par l’injustice, qui le chérit à ce titre, et qui ne dit pas beaucoup : « Délivrez-nous du mal, » mais plutôt : « Que votre règne arrive ! » Est-il très bon de décourager ce sentiment-là? — Oui, si c’est une erreur ! — Eh bien ! soit ! Je dis seulement que c’est courir un risque plus grand peut-être que le profit.

Sa manière de démontrer le christianisme blesse les mêmes délicatesses, éveille les mêmes craintes. Elle est dure, et elle est dangereuse. C’est une chose bien remarquable : à prendre certaines vues de détail, auxquelles il n’a nullement attaché le sort de sa démonstration, on ferait un système de doctrine chrétienne tout différent du sien, et très persuasif, très attirant. Quand il vous dit que le christianisme a réparé et comme créé la moralité humaine, parce que les mœurs dépendent de la femme, et que la femme date du christianisme, quel aperçu profond! Et quelle vérité ! Comme il est bien certain que, l’homme ayant la force et faisant la loi, la femme n’est qu’une chose, si elle n’a pas un droit personnel qui fait sa dignité, qu’elle tient pour supérieur à la force matérielle et à la force sociale, et auquel elle s’attache énergiquement : le droit de la femme, c’est sa religion ; une religion spiritualiste crée la femme comme personne morale. — De même, quand il nous dit : Le christianisme a détruit l’esclavage ; on ne détruit réellement que ce qu’on remplace ; il l’a détruit parce qu’il l’a remplacé. « Il faut purifier