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puis arriverait aux objections tirées de l’existence du mal sur la terre, et chercherait à les résoudre. De Maistre commence par donner l’objection dans toute sa force, et par la caresser avec complaisance. Dieu est injuste ; il punit l’innocent pour le coupable. Eh ! l’innocent est-il si innocent ? Ne sommes-nous pas tous solidairement criminels ? Je vois le moment venir où il estimera le criminel moins coupable que l’innocent… Et puis, par un immense détour, il nous amènera à cette idée que le monde est une épreuve et la justice une réserve de Dieu. Mais jusque-là il nous aura étonnés, harcelés, secoués pour ainsi dire, menés par sauts et par bonds dans mille pays pleins de précipices. Tel le Socrate de Platon, promenant Gorgias par l’oreille à travers une série d’assertions extraordinaires, lui prouvant que l’éloquence n’est pas un art, et que c’est une routine, et qu’elle est toute pareille à la cuisine ou à la parfumerie, pour en arriver à cette conclusion, que la rhétorique doit être subordonnée à la morale, et aboutissant à une vérité de sens commun par une série éblouissante de paradoxes. C’est peut-être de la dialectique, c’est peut-être de la maieutique, mais c’est surtout de la sophistique. Le mot est gros, mais il vient aux lèvres à chaque instant, quoi qu’on fasse. De Maistre combat les sophistes de son temps comme Socrate ceux du sien, avec leurs armes. À ce jeu, on risque, comme on sait, d’être confondu avec eux. Sa méthode est un procédé de digressions par paralogismes et de conclusions par surprises : « Vous voyez bien qu’il faut en revenir… à n’être pas plus étonné de la réversibilité que de la noblesse, et que la noblesse est chose naturelle ? » Peut-être n’était-il pas nécessaire pour revenir là d’aller si loin.

C’est pour cela que ses livres, en apparence si l’on veut, sont si mal composés. Cette méthode exige que le but soit perpétuellement voilé pour qu’on s’en croie très loin quand on y touche, et que brusquement il apparaisse. De là cette forme de considérations ou causerie, ou d’entretiens. Le dialogue surtout est très bien approprié à ce tour d’esprit. Il s’écarte, il revient, il serre la question, il la perd de vue, il fait dire des sottises à ceux qui en doivent dire, il en profite, il est plein de mouvemens tournans immenses et de volte-face rapides. C’est le genre de Maistre par excellence. Personne n’a été plus systématique, et personne n’a composé ses livres d’une manière plus discursive. Notez que sa malice encore y trouve son compte. Mettez sa doctrine en système suivi, il pourra très bien vous dire que vous ne l’avez pas compris. J’ai peur qu’il ne me le dise, si je le rencontre, ce que j’ose espérer qu’il me souhaite.

Ce goût du paradoxe n’est pas seulement fatigant, il est excessivement dangereux. On sait ce qui est arrivé à Pascal pour avoir eu d’abord le malheur de démontrer sa foi par tout un système d’agnosticisme