Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 90.djvu/843

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’il souffre lui-même sur la croix, il éprouve par le mal, et enfin il délivre du mal ceux qui, pour eux-mêmes ou pour d’autres, ont expié. Et comme les païens priaient leurs dieux parce qu’ils étaient injustes, de même nous prions notre Dieu parce qu’il est injuste, avec cette différence que nous savons que c’est nous qui l’avons forcé de l’être, ce qui le justifie. Dieu est injuste dans le temps, il est juste dans l’éternité. Il nous plonge dans l’injustice du monde pour nous punir, et dans ce séjour du mal nous le prions, ainsi que les païens faisaient leurs dieux, comme un pouvoir arbitraire, parce que dans ce domaine de l’iniquité, voulue par lui, méritée par nous, il est pouvoir arbitraire en effet ; mais après cette épreuve, il nous attire en son éternité, où tout est justice. — Voilà la vérité éternelle, très nettement pressentie par les païens, débarrassée de ses voiles par la doctrine chrétienne ; et ainsi, tout ce que de Maistre pensait comme philosophe, il le pense encore dans le christianisme, mais ici avec sécurité et confiance. — Et comme il ne s’arrête pas facilement une fois qu’il est parti sur une idée, particulièrement quand elle est scabreuse, il voit successivement toutes les vérités chrétiennes dans le paganisme ; il voit tout le paganisme, chrétien d’avance, et sans le savoir, mais pleinement, merveilleusement (Éclaircissement sur les sacrifices) : « Quelle vérité ne se trouve pas dans le paganisme? Il est bien vrai qu’il y a plusieurs dieux et plusieurs seigneurs tant dans le ciel que sur la terre, et que nous devons aspirer à l’amitié et à la faveur de ces dieux. Mais il est vrai aussi qu’il n’y a qu’un seul Jupiter, le quoi que ce soit qui n’a rien au-dessus de lui... Il est bien vrai que Minerve est sortie du cerveau de Jupiter... Il est bien vrai que chaque homme a son génie conducteur et initiateur qui le guide à travers les mystères de la vie... Il est bien vrai qu’Hercule ne peut monter sur l’Olympe qu’après avoir consumé par le feu, sur le mont OEta, tout ce qu’il avait d’humain... Il est bien vrai que les héros qui ont bien mérité... ont droit d’être déclarés dieux par la puissance légitime ; la canonisation d’un souverain dans l’antiquité païenne et l’apothéose d’un héros du christianisme dans l’église... partent du même principe... Il est bien vrai que les dieux sont venus quelquefois s’asseoir à la table des hommes justes, et que d’autres fois ils sont venus sur la terre pour expier les crimes des hommes... » Et ainsi de suite pendant des pages; car si le jeu est imprudent, il est facile. Mais ce n’est pas un jeu pour de Maistre. Unité, continuité : le monde est une pensée unique, parce que c’est la pensée de Dieu, altérée, corrompue chez les gentils, qui ont le châtiment de posséder le christianisme sans le savoir, mais qui le possèdent pourtant, qui ne peuvent pas ne point le posséder, « car l’erreur n’est que la vérité corrompue ; » et c’est la pensée de Dieu encore,