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Toutes ces considérations reviennent à constater la présence du mal sur la terre. Eh ! certainement, le mal existe. Il n’y a même guère autre chose. Cela est fort naturel ; c’est la loi d’injustice en sa plus vaste extension. Le mal, c’est l’injustice de Dieu. Nous verrons plus tard, nous chrétiens, ce qu’il faut penser, au fond, de cette injustice. Mais si nous regardons en philosophes le monde et l’histoire du monde, nous verrons bien que jamais les hommes n’ont compris la divinité autrement que comme injuste. La preuve, c’est qu’ils l’ont priée. Prier, c’est demander une faveur, c’est solliciter auprès du juge. Qui s’avise d’adresser une prière à la loi? C’est qu’on la sait inflexible. On prie le juge : c’est le supposer prévaricateur; c’est être sûr qu’il l’est, et le lui dire. Or tous les hommes ont fait des vœux ; tous ont fait monter vers le ciel cette confiance en une iniquité favorable qu’on appelle la prière. Et il en sera toujours ainsi. Il n’y a pas de conviction plus forte dans l’humanité, ni plus fondée sur le spectacle des choses, que la foi en puissances supérieures qui ont voulu le mal, et il faudrait dire plus que le mal, à savoir le mal mêlé à leur gré de bien, c’est-à-dire un plus grand désordre que le mal absolu, un mal capricieux et arbitraire, un mal qu’on peut changer en bien et qu’on redresse en effet, parfois, pour montrer qu’on pourrait le corriger si on voulait ; une injustice ingénieuse et qui s’amuse; plus que le mal, l’esprit de malice. — Il n’y a rien de plus répugnant à l’intelligence, au jugement, au cœur, que toutes ces idées, que cette dernière surtout, qui les résume toutes. C’est le scandale de la raison. — Mais, sans aucun doute ; et cela tient à ce qu’il n’y a rien de vrai que ce qui scandalise la raison; l’irrationnel est le signe même de la vérité. C’est une dernière considération que de Maistre doit à ses lecteurs, et qu’il leur prodigue. La raison a un critérium qui est l’évidence. Si vous voulez être à peu près sûr de vous tromper et de recevoir de l’expérience de cruels démentis, c’est à l’évidence qu’il faut vous en rapporter. Il arrive presque toujours que « la théorie en apparence la plus évidente se trouve en contradiction avec l’expérience. » C’est l’évidence qui nous enseigne que l’homme est bon, que l’homme est « né libre, » que l’égalité est l’état naturel des hommes, que l’histoire de l’humanité est un progrès continu de l’état sauvage à la civilisation. Tout l’optimisme, tout le libéralisme, toute la philosophie et toute la philosophie politique du XVIIIe siècle sont l’évidence même. C’est pour cela qu’elles sont si merveilleusement superficielles. Elles satisfont la raison ; l’expérience, la réalité, le tangible, les yeux ouverts les démentent à chaque mot. Rousseau, quand il dit : « l’homme est né libre et partout il est dans les fers, » ne s’aperçoit pas, non-seulement qu’il dit une sottise, mais qu’il proclame que c’en est une en la disant.