Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 90.djvu/839

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’injustice est réalisée, parce que ce n’est pas quelqu’un qui a mérité formellement la mort qui la subit ; mais elle le serait d’une façon bien plus éclatante, si c’était un innocent, choisi comme tel et parce qu’innocent, qui fût frappé, et s’il l’était en lieu et place d’un coupable et pour expier la faute de ce coupable. Les hommes n’ont pas manqué de voir cette conséquence dernière du principe et d’y adhérer. C’est une idée moins répandue, à vrai dire, parce qu’elle est plus délicate; mais on en trouve partout de sensibles traces. La réversibilité des fautes et des mérites est une conception qui a paru naturelle à l’humanité. On a vu l’innocent châtié, le criminel impuni, et l’on n’a point considéré ces deux faits comme indépendans l’un de l’autre, mais comme connexes; on n’a point dit : le criminel triomphe, le bon succombe ; mais : le bon succombe pour le criminel qui réussit. La loi est expiation, mais non pas nécessairement expiation par le coupable. Nous expions pour nous-mêmes, ou pour d’autres. C’est une parole bien frappante que celle de David : « O Dieu, purifiez-moi de celles de mes prévarications que j’ignore, et pardonnez-moi celles d’autrui ! » Pensée absurde, dira-t-on. Pensée qui est simplement le sentiment de la solidarité humaine. Les idées d’unité et de continuité sont tellement sorties des cervelles humaines que les hommes de nos jours ne peuvent comprendre que les fautes personnelles, et ne sauraient admettre que l’humanité soit solidairement responsable, et frappée ici ou là pour les crimes commis, ici ou ailleurs, par ce qui s’appelle homme. Cette conception n’a pourtant rien d’étrange; on la retrouve partout. Elle n’est ni plus ni moins singulière, par exemple, que l’idée de noblesse héréditaire. Il n’est homme, si démocrate qu’il prétende être, qui ne soit fier d’appartenir à une famille d’honnêtes gens; il n’est personne qui ne tienne compte à un homme d’être d’une bonne famille. Qu’est-ce là autre chose que le préjugé de la noblesse, et sur quoi est fondé ce préjugé, si ce n’est sur une idée vague de la réversibilité des mérites? Et la contre-partie de cette opinion universelle, la réversibilité des fautes, serait considérée comme plus fausse? « Vous êtes fier de ce que votre aïeul a été tué en Égypte auprès de saint Louis ; confessez que, si votre ancêtre avait livré saint Louis aux Sarrasins, cette infamie, par la même raison, vous serait commune. » Et c’est parfaitement ainsi que tout le monde raisonne ; « il n’y a sur le déshonneur héréditaire d’autre incrédule que celui qui en souffre. » La réversibilité est donc une de ces injustices acceptées par l’humanité comme naturelles: c’est la plus forte peut-être, mais elle est reconnue comme très légitime, ainsi que toutes les autres; c’est une des formes de l’injustice universelle.