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cuire un œuf. Et c’est ainsi qu’il va associer étroitement son système politique à une conception du monde aussi générale que possible, en grand danger de l’y compromettre.

En effet, cette doctrine sociale, il sent les objections qui s’élèvent contre elle. Il entend les voix qui protestent. On va lui dire : « Votre système politique est faux, parce qu’il est injuste. Liberté, égalité, droits de l’homme, ne sont pas des inventions de l’orgueil ou de l’envie; ce sont des formes de la justice. Et votre roi absolu, quelque adresse que vous mettiez à l’habiller honorablement, est un tyran pur et simple. Il lui manque deux choses pour être considéré par la raison comme un magistrat légitime : un fondement de son droit et une responsabilité. De qui tient-il son autorité, et devant qui est-il responsable? » De Maistre s’est dit : Cette objection tirée de l’injustice de ma doctrine, je vais la résoudre ; ce fondement de l’autorité royale et cette responsabilité du roi, je les trouverai. Et voici ce qu’il a répondu.

On se plaint de ce que là où il n’y a pas gouvernement de tous par tous, il n’y a pas de justice. Mais l’injustice est la loi des sociétés, parce qu’elle est la loi du monde. Le monde est fondé sur une immense et universelle iniquité. La nature est une effroyable tyrannie. Si le fort n’y massacrait pas le faible, tout périrait, faibles et forts. La vie universelle a pour condition même le meurtre incessant. Chaque vie, végétale, animale, humaine, est faite de milliers de morts sans lesquelles elle ne serait pas. Le sang, depuis la création, imbibe la terre comme une rosée, et l’atmosphère dont vivent tous les êtres est une vapeur de sang. — Et au milieu de cet énorme carnage, voici un être tellement supérieur aux autres qu’il pourrait, ce semble, se soustraire à la loi du meurtre. Il massacre, à son gré, toutes les autres espèces ; il promène la mort sur le monde, « ses tables sont jonchées de cadavres, » et il n’y a pas d’espèce supérieure qui puisse en user de même avec lui. Échapperait-il à la loi du monde? Un tel désordre est-il possible? Non. « n’entendez-vous pas la terre qui crie et demande du sang? » Comment donc la loi s’accomplira-t-elle? « Quel être exterminera celui qui extermine tous les autres? Lui! c’est l’homme qui est chargé d’égorger l’homme. » Là où s’arrête le massacre des espèces plus faibles par les espèces plus fortes commence la guerre. « C’est la guerre qui accomplira le décret. » La guerre est « l’état habituel du genre humain; » c’est une règle; « le sang humain doit couler sans interruption sur le globe, ici ou là.» — Rien de plus monstrueux que la guerre, d’accord; mais pourquoi rien de plus respecté et glorieux que le soldat, si ce n’est parce que nous sentons qu’il est le ministre de la loi souveraine du monde, et que l’ordre éternel s’accomplit par lui? — Il n’y a rien de plus horrible que de donner