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et voici qu’il faudrait la restreindre. Les libertés individuelles, considérées, non comme des propriétés, ce qui ne signifie rien, mais comme des forces sociales en acte, ne peuvent donc pas être limitées intelligemment par la loi. Il leur faut des limites différentes selon leur sphère d’activité, et des limites mouvantes, s’élargissant ou se rétrécissant selon les temps. Ces choses vivantes, seule une loi vivante, intelligente et toujours veillant peut les régler. La loi les immobilise et les parque, ce qui est une manière de les enchaîner. Un roi les affranchit, ou, du moins, il est le seul qui les puisse affranchir. Le despotisme intelligent est la condition même de la liberté. C’est dans les maximes de la royauté qu’il faut placer le respect de la liberté nationale ; ce n’est pas dans la loi, qui n’y peut rien.

Et le rôle des patriciens est de ramener toujours les idées libérales dans les maximes de l’autocratie. Voyez la Russie, où je suis. Alexandre Ier est le plus libéral des hommes, parce qu’il est le plus généreux. De cela, je le félicite et le glorifie ; je ne perds pas une occasion de l’en louer. Mais cet élève du colonel de La Harpe est un peu un disciple du XVIIIe siècle; il a penchant à croire que c’est la loi qui doit être libérale à sa place. Il a le projet, dit-on, de se dessaisir de son droit déjuge souverain au profit du sénat, et d’une partie de son pouvoir exécutif au profit du conseil d’état. Voilà trois choses : un essai de séparation des pouvoirs, un essai de gouvernement libéral et un essai de constitution écrite. Eh bien ! de ces trois choses, les deux premières, je les trouve excellentes pratiquées par le souverain proprio motu, et par raison ; « qu’il prenne des mesures avec lui-même, en cela je ne trouve que des sujets d’admiration; » mais je les trouve détestables si elles sont une dépossession du pouvoir, si elles font du sénat et du conseil d’état non plus des agens du tsar, mais des pouvoirs réels et distincts du pouvoir. La différence, c’est qu’ainsi comprises, elles transforment un patriciat en aristocratie. Sénat et conseils d’état étaient des « prolongemens de la souveraineté ; » ils deviennent des souverainetés partielles, des puissances en soi. De quel droit? Je ne le vois pas. Et pourquoi? Le but était atteint aussi bien quand ils faisaient les mêmes fonctions de par le tsar et non de par eux-mêmes. Vous ne gagnez qu’une chance de conflit. L’erreur est de croire que les corps de l’état sont des corps; ce sont des membres. Les constituer à l’état de corps, c’est par définition briser l’unité et établir la lutte. Encore une fois, les patriciens ne peuvent avoir que des devoirs et non des droits. — Notez que c’est en quoi ils sont honorables : le sentiment du devoir épure, le sentiment du droit aigrit et rapetisse. Le principe de toute noblesse, et son honneur, c’est qu’elle oblige. — La troisième nouveauté, suite nécessaire des deux premières, l’essai de constitution écrite, je le repousse absolument. Une constitution