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vous n’entrerez. » — Les libertés individuelles ! Je connais cela. Les libertés individuelles sont de petits suicides civiques. Figurez-vous une goutte de sève se partageant en deux et disant : ceci pour l’arbre, ceci pour moi. Ce que tu gardes pour toi, qu’en feras-tu? Ce que tu cherches, c’est la mort d’une partie de toi-même pour la satisfaction de sentir que tu en disposes. Tu ne prends conscience de ta liberté personnelle que dans l’anéantissement volontaire d’une partie de ta personne. Froid plaisir et triste succès ! Ne comprenez-vous pas que vous ne vivez que dans le grand organisme social, et par lui, comme il vit par vous, et que ce qu’il ne prend pas de vous est perdu pour lui, ce qui peut vous plaire, mais aussi pour vous, ce qui est moins plaisant? Les libertés individuelles sont des égoïsmes fous. Pour l’homme raisonnable, il n’y a pas de libertés individuelles, il y a une liberté nationale, c’est-à-dire un jeu facile et souple de toutes les énergies particulières en vue d’un bien universel, dont le bénéfice leur revient en nouvelles forces, qu’elles reversent dans la circulation générale, et ainsi indéfiniment. Pour que ce jeu soit facile et souple, il est très vrai qu’il faut à chacun une certaine autonomie, une disposition de soi, en d’autres termes, une faculté de vouloir, n’y ayant point, à proprement parler, d’action, quand il n’y a pas de volonté ; il est bon qu’un homme puisse, dans certaines limites choisir la manière dont il contribuera au bien public, parce que, à cause de ce libre choix, sa contribution sera plus forte. Mais ce n’est bon uniquement que pour cette raison. Dès lors, il ne faut point parler de libertés individuelles à tenir pour sacrées en soi, mais d’énergies individuelles à respecter dans leur exercice quand elles sont bonnes. Si elles sont bonnes, qui en jugera? Ceux qui les ont? Ils peuvent savoir qu’elles sont pures, non si elles sont utiles. Ils peuvent répondre de leur bonne intention, non du bien général qui doit sortir de leurs démarches. — La loi? C’est la théorie moderne : la loi fait la part de ce que l’état prend à l’homme pour subsister, de ce qu’elle lui laisse ; et l’état vit, et l’homme est libre. Mais la loi, égale pour tous, rigide et stricte, est ce qu’il y a de pire pour régler une chose aussi élastique, souple et active que la liberté. Elle fait à chacun une part égale d’autonomie ; elle reconnaît à chacun ses droits de l’homme. Mais cette part pour l’un, qui n’a aucune énergie utile, elle est trop grande ; son droit ne lui servira qu’à moins servir l’état ; ce n’est qu’une perte ; pour l’autre, énergique, savant, ingénieux, elle est trop petite ; perte encore. Et, selon les circonstances aussi, cette part, faite une fois pour toutes, est tantôt trop petite, tantôt trop grande. La même énergie, utile à l’état en temps ordinaire, devient nuisible en temps de crise. En perdant son utilité, elle perd son droit ; car elle n’est légitime qu’en raison de l’utilité de son but ;