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Rousseau ; il l’est peut-être moins. L’aristocratie consiste à croire que le peuple n’a pas de droits, que l’individu n’a pas de droits, mais que certaines classes du peuple, dans l’intérêt général, en ont. Pour le démocrate, la science sociale est de l’arithmétique ; pour l’aristocrate, c’est de la mécanique. Il y a dans toute société un élément générateur, un peu chaotique, qui n’a en lui ni force organisée, ni science, ni traditions : c’est tout le monde. De cette matière sociale quelquefois il ne sort rien, et cela fait un peuple à gouvernement despotique ; quelquefois, très rarement, chez les peuples supérieurs, il sort certains groupes d’hommes, guerriers, savans, juges, qui s’organisent, non par délibération, mais par affinités répétées et successives, s’accommodent par un long commerce, s’ajustent par l’éducation, se renforcent par l’hérédité. Ils deviennent peu à peu des machines solides et bien faites au milieu de la matière inerte, ayant en elles du mouvement amassé et capables de transmettre ce mouvement dans un certain sens. Ce sont des forces sociales. Sans elles rien ne marcherait. Elles prennent des droits en raison de leurs fonctions et les exercent. Il n’y a qu’elles de précieux dans une nation. Le législateur doit n’en pas perdre une seule. Il doit, non pas leur donner des droits, — elles les ont, et un droit, n’étant qu’une force s’exerçant régulièrement, ne se donne point ; — mais organiser entre elles ces organisations, profiter de leurs puissances d’action et les limiter les unes par les autres, de sorte que leurs froissemens soient non des conflits, mais des combinaisons, leur mouvement total un concours et non un combat, et qu’elles conspirent au bien général ; et toute la science sociale est là, et Montesquieu n’en connaît pas d’autre.

De Maistre n’entre point dans ce système, d’abord, lui si peu habitué, comme nous le verrons, à prendre les questions au point de vue historique, pour une raison historique cependant. Il répète plusieurs fois, d’abord tout seul, puis avec M. de Bonald, avec qui il est heureux de se rencontrer, « qu’il n’y a plus de grands en Europe. » C’est une raison : il ressort de la théorie aristocratique elle-même, telle que nous venons de l’exposer, que, pour qu’on puisse être aristocrate, il faut qu’il y ait des aristocraties toutes faites, et qu’une aristocratie ne se crée point. Or l’histoire des temps modernes est précisément l’histoire des aristocraties se dissolvant peu à peu avant l’arrivée du législateur qui eût pu les organiser en un ensemble régulier. — Cette raison suffirait ; de Maistre en a d’autres. Il raille sans ménagemens (Lettre au chevalier de.., 15-27 août 1811) « les trois pouvoirs, si fameux de nos jours, et cette carte géographique des trois pouvoirs que Montesquieu a tracée avec tant de prétentions. » Il ne veut pas de cette mécanique sociale, et les droits des aristocraties ne lui paraissent pas plus fondés que les droits des