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c’est parce que les Hébreux ne se sont point lassés de sonner de la trompette que les murailles de Jéricho se sont écroulées.

Dans son récit de la campagne de France, de cette incursion prussienne à laquelle la canonnade de Valmy fit faire volte-face, Goethe a écrit : « Les longues calamités de la guerre ravissent à l’homme toute croyance à l’humanité. » Goethe ne penserait plus ainsi; les choses ont bien changé depuis un siècle ; ce sont précisément les longues calamités de la guerre qui ont ranimé l’humanité dans les cœurs et lui ont tracé son devoir. Lorsque je dis : humanité, je veux parler de cette passion magnanime qui force à aimer les hommes malgré leurs fautes et leurs crimes, car elle n’est soulevée qu’à la vue de leur débilité, de leur infortune et par la croyance en leur vertu possible. L’idée de la convention de Genève, l’idée à jamais féconde, à jamais bénie de la Croix rouge, a germé sur le champ de bataille de Solferino. Cette idée est, en principe, si bien hostile à la guerre que les hommes de guerre l’ont d’abord repoussée. Aujourd’hui encore, ils la subissent plutôt qu’ils ne l’acceptent. Ils signalent dans son application mille inconvéniens qui, en réalité, se neutralisent, puisqu’ils sont égaux pour les armées en présence. Ce qui a vaincu leur mauvais vouloir, ce qui les a contraints à donner place à la Croix rouge, c’est l’humanité, c’est ce sentiment intime, vibrant au plus profond des cœurs, qui domine tout par la pitié, s’émeut à la souffrance et ne recule devant rien pour la soulager. C’est une sorte de religion universelle refuge des âmes aspirant au bien, « religion inaccessible à la rivalité des églises, des nations et de la politique. » Le mot m’a été écrit par une très grande dame qui participe avec une tendresse énergique au développement de la Croix rouge de son pays, j’allais dire de ses états. C’est le propre même de l’humanité de repousser ce qui divise les hommes et de rechercher ce qui les unit. « Secourez-vous les uns les autres; » c’est le commencement de la sagesse, et la sagesse, c’est l’oubli des haines, c’est la tolérance, c’est la paix.

J’ai eu sous les yeux un spectacle que je n’ai point oublié. Au lendemain de la bataille de Magenta, au-delà de Ponte di Buffalora, dans une des rizières qui bordent les remblais de la route, j’ai vu deux cadavres enlacés : un soldat autrichien, un grenadier de la garde impériale française. Sur leur visage, nulle expression de colère, mais une tristesse résignée. Blessés, sentant venir la fin, ils s’étaient traînés pour rapprocher leur misère, ignorant pourquoi ils avaient tué, pourquoi ils étaient tués. Obéissant à l’impulsion qui rassemble les hommes à l’heure des grandes infortunes, ils étaient morts dans les bras l’un de l’autre, apitoyés sur leur sort mutuel, ne sachant plus s’ils avaient été ennemis et s’endormant