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l’état. Si le ministère de la guerre payait les souliers militaires ce que nous payons nos brodequins de chasse, les soldats auraient les pieds indemnes, mais il ferait banqueroute en peu de temps. Le problème mérite que l’on s’efforce de le résoudre, il a de quoi tenter notre Croix rouge. Dans le conseil central, il ne manque pas d’officiers glorieux qui ont porté haut le renom de nos armes ; interrogez-les ; ils vous diront que, malgré la gymnastique, les exercices répétés, l’entraînement prolongé, le fond même du soldat, ce qui le fait capable de tout effort, c’est la soupe et le soulier, car la faim l’affaiblit et la blessure aux pieds le neutralise[1].

Si la Société de secours était maîtresse en cette occurrence, je crois bien savoir ce qu’elle ferait; elle estimerait que c’est une sage économie de dépenser de l’argent à pourvoir le soldat d’un équipement supérieur, et que cela vaut mieux que d’avoir à payer des journées d’hôpital. Il est peu probable qu’elle soit jamais appelée à donner son avis sur cette question, où elle apporterait sa compassion et sa clairvoyance; elle n’a pas du reste le temps de chômer, car nos expéditions lointaines ne lui ont pas épargné la besogne depuis quelques années. Cette besogne cependant ne lui a pas suffi, elle en a recherché une autre, plus large, plus humaine, car elle a dépassé les bornes de la patrie. Elle s’est souvenue que la convention de Genève était internationale et que les sociétés qui s’y rattachent revêtaient le même caractère. Elle a pensé qu’elle se devait à ceux qui souffrent des maux de la guerre, même lorsque la guerre, inique en son principe, a été provoquée par eux. Elle a sagement agi. Elle n’a pas oublié qu’en nos heures de détresse l’Angleterre était venue à notre aide, et elle lui en a témoigné sa gratitude.

Au mois de novembre 1849, j’étais à Alexandrie, en visite chez le colonel Gallis, qui entourait la ville de fortifications. Il parlait de ses travaux avec maussaderie et disait : « Tout ce que je fais là sera pour les Anglais. » Il avait vu juste. L’Angleterre, ayant pris l’Indoustan pour garantir ses possessions du Bengale, devait s’emparer de l’Egypte, devenue la route de Mer-Rouge par le percement de l’isthme de Suez, afin de mieux assurer la sécurité des Indes; il lui convenait de ne laisser à personne la clef de sa maison, et elle l’a mise dans sa poche. Pour parvenir à ce résultat, l’action diplomatique ne fut point compliquée. On bombarda Alexandrie, ce qui fut une abomination ; on livra un semblant de bataille à Tell-el-Kébir, et le tour fut joué. On se rendit maître, sans grand péril, de la terre des

  1. On dirait que la grande préoccupation du soldat en campagne est bien moins la recherche de la gloire que la recherche du pain. Lisez les Cahiers du capitaine Cogniet, le simple pousse-cailloux; la Campagne de France, par Goethe, l’ami des princes: the Autobiography of sergeant William Lawrence, le grenadier anglais qui, de la bataille de Waterloo, ne se rappelle que la conquête d’un jambon.