Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 90.djvu/758

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

soleil mortel pour des hommes du Nord, qu’il devait être plus redoutable à nos armées que les populations que l’on voulait soumettre. Tout dans ce pays est contraire à nos habitudes, à notre hygiène, tout y est hostile à notre existence ; nous nous y usons par le fait même du séjour; on dirait que l’air n’y est pas fait pour nos poitrines et que l’eau des fleuves y est un poison. Contre ces conditions rebelles il fallait lutter, et la Société de secours s’empressa. Elle s’offrit au ministère de la marine ; elle sollicita l’honneur d’être autorisée, comme elle l’avait été en Tunisie, « à faire des envois de diverses natures, particulièrement de ces objets extraréglementaires, de ces douceurs et de ces élémens de distraction, qu’il entre si bien dans la mission de l’œuvre de la Croix rouge d’ajouter au régime de l’ambulance[1]. » Le ministre accepta les propositions de la Société, qui déjà s’était assurée d’un représentant à Saigon, et qui trouvait au port d’embarquement, dans le comité de Toulon, un auxiliaire intelligent et dévoué. Le ministre de la marine accrédita la Société de secours auprès du gouverneur de la Cochinchine, auprès du général-commandant le corps expéditionnaire, qui furent chargés de recevoir les dons et de les répartir dans les meilleures conditions possibles. Les transports de France au Tonkin s’effectuèrent avec régularité : les colis, frappés d’une étiquette uniforme, adressés au vice-amiral commandant en chef le cinquième arrondissement maritime, à Toulon, étaient embarqués sur les navires de l’état et transférés à destination.

Une fois arrivés à Saigon et Hanoï, il était difficile de les suivre au milieu des convois qui devaient les distribuer dans les ambulances ou dans les hôpitaux improvisés. Des malades, des blessés ramenés en France, ont raconté que bien des cigares, bien des paquets de tabac, bien des bouteilles de rhum et de vin s’était égarés et n’avaient jamais été remis aux convalescens qui les attendaient. Le fait n’a rien d’improbable ; il y a loin de Paris à Lang-Son ou à Tuyen-Quan; les routes ne sont pas sûres, les objets passent par bien des mains, les soldats en campagne ne sont pas toujours scrupuleux et les cantiniers excellent à acquérir sans bourse délier, au détriment du voyageur, des bouteilles de vin qu’ils revendent à celui-ci plus cher qu’elles n’ont primitivement coûté: j’en ai fait jadis l’expérience en Algérie, au camp des Oliviers. J’imagine que ces petites aventures n’ont point été rares au Tonkin ; les colis de la Croix rouge ont dû tenter bien des gosiers altérés et bien des lèvres privées de tabac depuis longtemps. Ne soyons pas trop sévères. Dans ces contrées impitoyables, le soldat souffre de tant de façons

  1. Compte-rendu des opérations de la Société pendant l’année 1883, présenté au nom du conseil, le 20 mai 1884, par M. le duc de Nemours, président, p. 7.