Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 90.djvu/751

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il est probable que l’assassin avait quitté ma demeure vers une heure du matin, au moment où mon chien aboya la première fois ; j’avais alors regardé ma montre, elle marquait une heure moins cinq, et la pendule une heure quatre minutes. J’avais fait en moi-même la remarque qu’elles étaient rarement si près de s’accorder. Le chien resta tranquille jusqu’à cinq heures; c’est donc dans cet intervalle assez court que le crime s’était accompli : l’homme avait trouvé le temps de franchir les cinq kilomètres qui séparent La Mariette de Tréminit, de pénétrer dans le château, de faire sa besogne sanglante et de revenir en moins de quatre heures... Rose l’attendait-elle au dehors? Comment l’avait-elle rejoint?.. Quelle part avait-elle dans l’horrible événement? Tout en moi protestait de son innocence; j’aurais donné ma vie en gage... Mais le magistrat, je dois l’avouer, ne semblait pas partager absolument ma conviction, et ses soupçons me faisaient un mal affreux... Du reste, je lui étais moi-même suspect !.. L’ingénuité de ma déposition, la sincérité et la violence de mon chagrin, surtout mes antécédens immaculés et la considération dont je jouissais dans le pays, m’épargnèrent seuls la disgrâce d’être arrêté préventivement. Je fus cependant gardé à vue pendant quarante-huit heures, jusqu’à ce que le charron qui avait réparé la voiture des fugitifs et le voiturier qui les avait amenés de Rennes, ayant été retrouvés, confirmèrent mon récit. Le meurtrier et sa compagne, en sortant de chez moi, s’étaient fait conduire à Vannes, où leurs traces se perdaient...

Tous les efforts pour les retrouver ont été depuis lors inutiles. Qu’est devenu l’assassin? A-t-il emmené sa jeune compagne en Amérique, comme il en avait le projet? Vivent-ils paisiblement cachés dans un coin obscur de la France ou dans quelqu’une des îles anglaises?

Le même mystère plane sur le passé ; leur nom est demeuré inconnu. D’où venaient-ils? Comment le récit du crime, répété par tous les journaux, n’a-t-il pas pénétré dans la province qu’ils habitaient précédemment et provoqué des révélations? C’est un fait bien étrange... Sans doute, les parens de Rose avaient su garder le secret de sa fuite par crainte du scandale, et dans l’espoir de la retrouver, de la ramener un jour. S’ils furent instruits, comme il est probable, de l’abominable drame, ils ne purent se résoudre à mettre la justice sur les traces de leur fille et préférèrent l’abandonner à son affreux destin... Qui sait si la pauvre enfant, abusée, ne vit pas heureuse, sans défiance ni soupçon, près de ce monstre ?