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de ma pauvre voisine, me frottaient les tempes de vinaigre, et, dans leur émotion, m’en emplissaient les yeux. — C’est donc vrai? demandai-je en gémissant. — A peine eus-je parlé que la voix sèche et désagréable cria : — Faites avancer cet homme.

Je me levai tout chancelant et m’approchai de la table. Je n’attendis pas les questions pour raconter, sans rien omettre, mon aventure de la nuit. Le cœur me saignait en me rappelant avec quelle effroyable imprudence, quelle inconcevable légèreté j’avais inconsciemment fourni à l’assassin des indications sur ma pauvre amie, sur ses habitudes et la disposition de sa demeure. Qui sait si je n’avais pas, sans m’en douter, suggéré l’idée du crime à ce misérable aventurier, sans ressources, prêt à toute besogne même la plus atroce, dans le désespoir où il était acculé. J’étais accablé de remords, comme d’une sorte de complicité abominable.

C’est par l’oratoire que s’était introduit le meurtrier, après s’être débarrassé du chien, dont le cadavre éventré fut trouvé caché sous un buisson de lauriers-cerise. Il avait atteint la tourelle à l’aide de deux échelles de jardinier liées ensemble avec un cordeau à étendre le linge, puis brisé l’étroite verrière et pénétré dans le petit sanctuaire, dont la lampe allumée lui servait de fanal ; le fracas de la tempête avait couvert le bruit de son escalade ; aucun des domestiques, ceux mêmes couchés dans la chambre contiguë à celle de Mlle de Kerréan, n’avaient rien entendu. Ce fut assez tard qu’on s’aperçut du crime, l’assassin ayant pris la précaution de reporter les échelles sous le hangar, et les dégâts qu’il avait faits se confondant avec ceux commis par le vent.

Mlle de Kerréan, de santé délicate, se levait tard; ses gens ne s’étaient point étonnés d’abord de ne pas la voir paraître. La femme de chambre avait frappé plusieurs fois doucement à sa porte et, ne recevant pas de réponse, elle avait conclu que sa maîtresse dormait.

Cependant la matinée s’avançait, la voiture attelée attendait pour la conduire à Saint-Jean ; on prit le parti de la réveiller. Mais le meurtrier avait eu soin de mettre le verrou à l’intérieur. Les domestiques, très alarmés, n’osèrent enfoncer la porte ; on envoya le cocher à la ville, distante de dix kilomètres, avec ordre de ramener un serrurier et un médecin. Ce ne fut donc que dans l’après-midi que l’on put pénétrer dans la chambre et constater le crime. Les bahuts étaient ouverts, le meurtrier avait, — grâce à moi, — su trouver la clé sous la statue de saint Gobrien ; la cassette de fer, une cassette à secret que j’avais donnée à Mlle de Kerréan et dans laquelle elle serrait ses valeurs, avait disparu avec tout ce qu’elle contenait. Le drame avait été accompli avec une force, un sang-froid vraiment extraordinaires.