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parmi lesquelles je choisis un lièvre et deux perdrix que Ludivine empaqueta proprement et, à la chute du jour, je m’acheminai vers Tréminit.

Il n’y avait autour de l’habitation ni murs ni grilles ; de simples lices de bois blanc séparaient le jardin des quinconces de chênes et de hêtres qui formaient une avenue de la route au château, un grand corps de logis carré, flanqué d’un haut pigeonnier et d’une petite tourelle en surplomb, à mi-hauteur de la façade ; c’est dans cette tourelle que Mlle de Kerréan avait fait son oratoire... Je poussai la barrière mobile et m’avançai par l’allée tournante, à la façon anglaise, que l’on avait récemment dessinée autour de la pelouse. J’étais étonné de ne pas voir accourir au-devant de moi le vieux Milord, qui, d’ordinaire, saluait mon arrivée par ses jappemens et ses cabrioles de bienvenue. C’était d’autant plus surprenant qu’il y avait réunion nombreuse à Tréminit. Deux voitures stationnaient devant le château, et dans la salle à manger éclairée, je voyais passer et repasser des figures dont les silhouettes se dessinaient sur les rideaux. J’hésitais à entrer, car j’étais venu en voisin de campagne et nullement en tenue de gala. Je me dirigeai donc vers la cuisine pour m’informer et, s’il y avait lieu, déposer mon lièvre et mes perdrix, puis me retirer discrètement.

La cuisine était déserte ; une petite lampe fumeuse y brillait solitairement, et la cheminée froidie et noire ne révélait point les préparatifs d’un festin. Saisi d’étonnement et d’inquiétude, je gravis le perron, traversai le vestibule et j’entrai d’ans la salle à manger. L’éclat subit des lumières m’éblouit, et sans distinguer aucun visage, je vis autour de la table huit ou dix personnes debout, groupées autour de trois personnages assis, dont l’un écrivait. Tous les regards s’étaient tournés vers moi ; j’étais sur le seuil, très troublé, cherchant une figure de connaissance. Une voix au bout de la salle prononça mon nom, et aussitôt, avec un sanglot, elle s’écria :

— Mademoiselle,.. notre bonne maîtresse, hélas! hélas !.. elle est morte, pauvre demoiselle !

— Morte?., dis-je tout saisi et balbutiant, mademoiselle?.. Comment?.. De quoi est-elle morte?

— De cela, dit une voix sèche ; — et l’un des hommes qui étaient assis jeta devant moi sur la table, où il résonna lugubrement, un objet que je reconnus sur-le-champ. Je jetai un cri d’horreur. — Mon couteau !.. mon couteau catalan ! — Et, chancelant en arrière, je m’évanouis. Mon Dieu! oui,.. je perdis connaissance comme une simple fillette, pas assez vite cependant pour ne pas entendre la même voix sèche dire : — Qu’on ne perde pas de vue cet homme.

Quand je revins à moi, j’étais entre deux gendarmes. A mes côtés, Manon et Marianne, la femme de chambre et la cuisinière