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de Destouches, qui est aussi lui de 1732, dans le Wasa de Piron, dans l’Ériphyle de Voltaire lui-même !

Et c’est pour ces raisons, qu’unique dans l’œuvre de Voltaire, Zaïre l’est aussi dans son genre, et, marquant une époque dans la vie de son auteur, qu’elle en marque une aussi dans l’histoire de la tragédie. Comme ces enfans de grande famille dont la distinction même est faite, pour ainsi dire, de leur délicatesse et la grâce de leur fragilité, un sang plus rare coule plus lentement dans leurs veines, parce que leurs aïeux l’ont prodigué sur les champs de bataille, et ils savent eux-mêmes qu’ils seront les derniers de leur race; ainsi, ou à peu près, Zaïre paraissant sur la scène française après Corneille et Racine, Zaïre n’est plus qu’une ombre des chefs-d’œuvre qui l’ont précédée, mais elle est bien de la famille, et parce que nous sentons qu’elle en est la dernière, une sorte d’indulgence ou de pitié pour elle se mêle en nous au souvenir des grandeurs qu’elle évoque. Ce seront maintenant d’autres mœurs, plus voisines peut-être de la nature et de la vérité ; il faudra plaire à un autre public, moins choisi, moins délicat, moins difficile sur son plaisir; et ce sera un autre art, plus vivant, ou du moins on le dit, mais moins pur, moins aristocratique aussi. Avant de céder la place au drame, qui d(jà la déborde, la tragédie classique a voulu la lui disputer, et un instant elle a pu croire qu’elle y avait réussi, ou du moins qu’en échange de la force qu’elle lui emprunterait, le drame recevrait d’elle les leçons de décence, de dignité, de noblesse dont elle avait la tradition en garde. Ce n’est certes pas une œuvre médiocre que celle qui, comme Zaïre, lui a procuré cette illusion; c’est encore moins une œuvre indifférente; et c’est une œuvre enfin sans laquelle nous pouvons dire avec assurance qu’il manquerait quelque chose à l’histoire du théâtre français, — comme si, par exemple, la comédie de R gnard et de Le Sage ne s’interposait pas entre celle de Molière et celle de Beaumarchais.


F. BRUNETIERE.