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pour leur plaire… » C’est lui qui le dit, et qui le dit bien. Ce qu’il y avait de « galanterie » dans son Œdipe ou dans son Ériphyle. Voltaire l’avait imité de Corneille, et surtout de Quinault, dont il savait les opéras par cœur ; ce n’était pas de « l’amour. » Mais il y en a vraiment dans Zaïre ; et ce qui fit en 1732 la nouveauté de la pièce en a fait depuis la durée. Car, c’est une erreur de croire qu’il n’y ait que les œuvres « bien écrites » qui passent à la postérité ; il y a aussi les œuvres fortement pensées ; et il y a surtout les œuvres vivement senties, pour ainsi parler. Amoureux lui-même ou non, Voltaire, en écrivant Zaïre a vivement senti, vivement exprimé le pouvoir de l’amour, et, dans une intrigue où d’ailleurs les moyens du vaudeville s’entrecroisent avec ceux du mélodrame, il a suffi de cela pour assurer sa tragédie de vivre. L’expression est souvent faible dans Zaïre, mais les sentimens y sont tout à fait justes, et le second, j’ose le dire, n’est guère plus fréquent que le premier.

J’ajoute qu’en y mettant la croyance en conflit avec la passion, et la religion avec l’amour, Voltaire a eu le bonheur de porter à la scène un de ces « cas de conscience, » dont il n’y a pas d’âme si grossière qui ne soit capable de ressentir le tragique intérêt. C’est ce qui manquait dans les tragédies de ses contemporains, et dans celles notamment de ce Crébillon qu’on lui a si souvent opposé, que je vois quelquefois qu’on lui oppose encore ; c’est ce qui manquait dans son Ériphyle, dans sa Mariamne, dans son Œdipe. Que nous importe Atrée ? Que nous importe Rhadamisthe ? Ce fils de Pharasmane, qui croit depuis dix ans avoir assassiné sa femme, la retrouve un jour à la cour de son père, qui prétend l’épouser ; il lui propose de l’enlever, elle y consent, quand surpris au moment du départ, Rhadamisthe succombe sous les coups ; et c’est son frère au lieu de son père, le galant Arsame au lieu du féroce Pharasmane, qu’on nous dit qu’épousera Zénobie. Voilà le sujet de Rhadamisthe, et le chef-d’œuvre de Crébillon ! Voilà ce qu’on applaudissait, et ce qui faisait entrer le grave Montesquieu lui-même « dans les transports des bacchantes ! » Mais que signifie cette aventure ? quel intérêt veut-on que je prenne à tous ces gens-là ? qui sont-ils ? d’où viennent-ils ? et, qu’ils s’épousent ou qu’ils s’assassinent, qu’en sera-t-il de moins ou de plus ? C’est ce que Crébillon a oublié de nous dire ou de nous faire entendre, — et c’est aussi bien ce qu’il ignorait lui-même.

On ne saurait cependant trop le redire. Parmi beaucoup de moyens qu’il y a d’apprécier la valeur ou la portée des œuvres, et au besoin de les classer, — ce que font comme tout le monde ceux-là mêmes qui s’en défendent ou qui s’en moquent le plus, — s’il en est un qui ne trompe guère, c’est de les juger sur ce qu’elles contiennent d’intérêt universellement et éternellement humain. À très peu de chose