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il avait lui-même oublié ses intrigues et ses affaires, l’impression de son Eriphyle, celle de ses Lettres philosophiques, la défense de son Charles XII, sa politique et ses rancunes, sa préoccupation même du parterre et du succès. Il avait vécu avec Lusignan, il s’était intéressé à l’histoire des croisades et, d’une manière tout intellectuelle, tout historique, tout extérieure, il avait failli comprendre la puissance du sentiment religieux. Nous le récompenserions mal de sa sincérité, si nous ne savions la reconnaître. Quand elle n’aurait que ce seul mérite, ce serait assez pour mettre Zaïre fort au-dessus de la plupart des autres tragédies de Voltaire. Elle est vivante ; et elle l’est parce que, si je puis ainsi dire, tandis qu’il n’y a personne dans Mariamne ou dans Eriphyle, il y a quelqu’un dans Zaïre.

Ne serait-ce pas aussi qu’il était amoureux alors ? j’entends comme il pouvait l’être, — modérément et à temps perdu, — mais enfin amoureux. N’ayant pas encore d’état de maison ni de domicile à lui, Voltaire, en 1732, logeait au Palais-Royal, chez Mme de Fontaine-Martel, une vieille femme, « riche et avare » qui donnait à souper, et chez laquelle, au dire de d’Argenson, « les affaires se commençaient. » Pourquoi ne serait-ce pas chez Mme de Fontaine-Martel que se serait nouée « l’affaire » de Voltaire et de Mme du Châtelet, dont les « commencemens » sont demeurés un peu obscurs ? Je me garderai de les vouloir éclaircir ; mais il ne faudrait anticiper que d’un an sur l’époque de leur liaison publique, et ne pouvons-nous pas faire cela pour la « belle Emilie ? »

Une indication plus certaine, et d’un intérêt plus général, est celle que Michelet a donnée dans un des derniers volumes de son Histoire de France : « l’âme française, dit-il, un peu légère, mobile, et refroidie par le convenu, l’artificiel, semble à ce moment gagner un degré de chaleur. » En effet, si c’est le temps de Zaïre, c’est aussi celui des comédies de Marivaux et des romans de Prévost, le temps de Manon Lescaut, des Sermens indiscrets, des Fausses Confidences. Timidement chez Marivaux, qui est encore trop du monde, presque honteusement ; plus librement avec Voltaire ; hardiment enfin chez Prévost, il semble, à ce moment du siècle, que la nature et la passion aspirent à se dégager des usages tyranniques, des conventions importunes, de la politesse élégamment hypocrite qui les règlent et qui les contiennent. Sous l’influence des femmes, chaque jour grandissante, pour elles, pour leur plaire et pour les glorifier, commence d’éclore toute cette littérature d’amour qui était enfermée dans la tragédie de Racine. « Tout le monde ici me reproche que je ne mets point d’amour dans mes pièces. Ils en auront cette fois-ci, je vous jure, et ce ne sera pas de la galanterie. Je veux qu’il n’y ait rien… de si amoureux, de si tendre, de si furieux que ce que je versifie à présent