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scène. Il y a des comédies entières de Regnard, et ce ne sont point les moindres, — le Joueur, par exemple, ou le Légataire universel, — dont on ne citerait presque pas une scène qui n’en rappelle une autre, du Misanthrope, ou des Femmes savantes, ou de l’Avare, ou du Malade imaginaire. Et je sais enfin ce que l’on peut penser du style de Voltaire, de sa phraséologie pompeuse et sentimentale, de sa versification généralement harmonieuse, ou peut-être plutôt redondante, mais lâche, mais diffuse, une prose rimée, dont les rimes encore seraient pauvres. Mais, après tout cela, je persiste à redire que Zaïre est une jolie chose, un peu plus même que jolie, et je n’y saurais que faire, mais je vois qu’aussi souvent qu’on la reprend, le public est de mon avis. Il y court, il y pleure, des dames mêmes s’y évanouissent. Voltaire en eût-il demandé davantage? Et ce qui nous fait pleurer encore après cent cinquante ans ne vaut-il pas au moins que nous cherchions les raisons de notre émotion?

Laissons de côté ce qu’il peut y avoir de « turquerie » dans Zaïre, quoique cela fût pourtant quelque chose, en 1732, sur cette scène classique où, depuis près d’un siècle, on ne s’égorgeait plus qu’entre empereurs ou satrapes. N’étant pas difficile, je ne suis pas exigeant en fait de couleur locale; et, puisque Michelet prétend qu’Orosmane ne ressemble pas mal au m Saladin de l’histoire, chevaleresque et généreux, » quelques nègres avec cela, des sofas et des turbans, me sont une Palestine suffisamment authentique. Zaïre a bien d’autres mérites, et l’intérêt en est fait d’abord de celui que Voltaire y a pris.

Rien de moins commun en tout temps, on le sait, et rien de plus rare au dix-huitième siècle. L’âme héroïque de Corneille a pu passer dans celle de Rodrigue, mais vous ne croyez pas que le vieux Crébillon, dans son taudis de la rue des Douze-Portes, entre ses chiens et ses chats, s’intéressât beaucoup aux querelles des Atrides, ou Piron à Callisthène, Gresset à Edouard III, Marmontel à Denys le Tyran ? C’est ainsi que ni son Œdipe, ni sa Mariamne, ni son Brutus, Voltaire n’avait traité ces sujets lointains pour eux-mêmes, mais pour lui seulement, dans son intérêt de gloire et de popularité, comme il fera plus tard sa Sémiramis, son Oreste, sa Rome sauvée, dans l’intérêt de son amour-propre, justement irrité de se voir préférer Crébillon. Mais dans sa Zaïre, au contraire, comme dans son Alzire, comme dans son Tancrède, il a mis quelque chose de plus, quelque chose de lui-même, je dirais quelque chose de son cœur, si je ne craignais que le mot ne parût étrange. « Elle ne m’a coûté que vingt-deux jours, écrivait-il à Formont. Jamais je n’ai travaillé avec tant de vitesse. Le sujet m’entraînait, et la pièce se faisait toute seule. » C’est que, pendant ces vingt-deux jours, il avait cru lui-même à sa fable ou à son roman. Pendant près d’un mois, en traçant le rôle de Zaïre et celui d’Orosmane,