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il le désirait et l’espérait. Ses bulles de savon ont éclaté l’une après l’autre. Il n’a été que le chef de chœur des mécontens et des utopistes. Un dogue puissant et robuste, qui court à côté de la diligence en aboyant tour à tour aux passans, à la lune ou au cocher, peut exciter l’admiration par la beauté de son poil et par la rapidité de sa course; mais ce n’est pas lui qui traîne et conduit la voiture, et si elle arrive heureusement au relais, il n’en peut réclamer l’honneur. Le duc Ernest aspirait à devenir un grand personnage historique, mais il a toujours couru à côté de l’histoire.

On lui reprochera sans doute d’être souvent trop long, trop diffus. Lui rendra-t-on le témoignage qu’il a toujours été exact, que sa mémoire ne l’a jamais trompé ni trahi, qu’il n’a jamais cédé à l’impétuosité de ses partis-pris? Il était à l’Opéra, dans la loge impériale, le 14 janvier 1858, et il avait vu de ses yeux éclater les trois bombes qui tuèrent huit personnes et en blessèrent plus de cent cinquante. Il prétend que le sinistre attentat d’Orsini avait été préparé, ourdi à Londres, par des réfugiés français, que les Italiens ne furent que leurs complices et leurs instrumens. Il l’affirme, mais il ne se met pas en peine de le prouver, et après avoir promis de nous donner à ce sujet des éclaircissemens péremptoires, il tourne court et se dérobe. Il affirme aussi que, quand l’empereur, dans le premier entr’acte, s’avança au bord de sa loge pour se montrer au public, personne ne le salua, que pas une main ne se leva, que tout le monde garda un morne silence, et que Napoléon III lui dit en allemand : « Vous voyez ce que sont nos Parisiens. Je ne les ai pas traités assez durement. » De nombreux témoins assurent que la salle ne resta pas muette, que ce soir-là, l’empereur, qui au surplus n’était pas un Tibère, n’eut point à se plaindre des Parisiens.

D’autres propos que le duc lui prête nous semblent encore plus suspects, et certaines confidences qu’il prétend avoir reçues de lui nous paraissent tout au moins fort singulières. Nous savons bien que quelquefois Napoléon le Silencieux parlait trop, qu’il choisissait mal ses confidens, que, se défiant des Français, ce cosmopolite se livrait trop facilement aux étrangers, aux Italiens, aux Anglais, aux Allemands. Nous savons aussi qu’il se flatta quelque temps d’avoir conquis l’amitié des Cobourg, « de cette illustre maison, disait-il, dont tous les membres étaient animés à son égard des sentimens les plus loyaux. » Mais les Cobourg s’appliquèrent eux-mêmes à le guérir de son illusion. Il savait que le roi Léopold entretenait des intelligences avec ses ennemis et travaillait à nouer des coalitions contre lui. Il savait que le prince Albert, après avoir paru le rechercher et le goûter, nourrissait à son endroit d’incurables défiances et le tenait pour un homme noir. Il savait enfin que le duc Ernest II, cet ingrat mélomane à qui il avait prodigué