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conserve ses harpons et ses lances comme le souvenir d’une industrie morte à tout jamais.

Nantucket aussi a désarmé, est devenu une tranquille station de bains de mer, desservie par un fairy qui part de New-Bedford tous les jours. Elle est surtout fréquentée par les familles des états du centre, de Cincinnati ou de Chicago, qui arrivent au début de la saison avec des montagnes de colis. Plus de baleiniers, plus de quakers. Seul, le petit musée de la ville rappelle ce que fut autrefois la cité. On y voit des modèles des premiers navires armés pour la pêche lointaine, des journaux de bord de leurs capitaines, aux pages couvertes des cachets grossièrement sculptés dans un morceau de bois, qui indiquent chaque bête prise ou seulement aperçue. Dans le premier cas, c’est la représentation grossière d’un cachalot ; dans le second, la figure de sa queue dressée, comme on la voit quand il plonge. Mais la pièce importante et qu’on vous montre avec orgueil est une mâchoire de cachalot de dimensions extraordinaires et la plus grande probablement qu’on connaisse au monde.

Voilà longtemps déjà que Nantucket s’est transformé. Les grands navires qu’il fallut armer pour les croisières dans le Pacifique ne pouvaient plus franchir aisément la barre qui entoure l’île. On essaya bien de les soulever au moyen de pontons spéciaux. Mais c’étaient là des conditions trop défavorables, et New-Bedford prit vite l’importance que ne pouvait plus conserver Nantucket. Il l’a gardée jusque dans ces dernières années. New-Bedford est une jolie ville, qui compte aujourd’hui 40,000 âmes. Un vieux tableau fort curieux nous montre ce qu’elle était en 1763 : un rivage boisé, au premier plan des barils, et sur l’un d’eux, bien en vue, un homme assis, le maître et seigneur de toutes ces futailles. Près de là un fourneau à fondre le gras, et derrière le fourneau, un hangar avec, sur le toit, une mâchoire de cachalot, les armes parlantes de cet établissement sommaire. Le personnage est un nommé Joseph Russel, le premier occupant de la baie, le fondateur de la cité. C’est lui-même qui commanda plus tard le tableau quand New-Bedford était déjà une ville, dans un sentiment de fierté qui se comprend.

New-Bedford a été pendant près d’un demi-siècle le principal port d’armement pour la pêche du cachalot, et c’est là que fut établie la première fabrique de bougies de spermaceti. Aujourd’hui, avec cette prodigieuse élasticité des mœurs américaines qui est peut-être le secret de la puissance des États-Unis, la ville se transforme, devient industrielle. Le centre de la pêche aux grands cétacés s’est déplacé une fois de plus ; il est maintenant à San