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le plus étranger? On a dit très justement que la liberté est le sel de la terre, mais que l’autorité en est le pain : publicistes, hommes d’état, tous conviennent qu’il faut les mélanger dans une constitution. Mais à quelle dose? Dans quelle proportion? Comment maintenir un équilibre que, à défaut de la loi, les mœurs menacent de rompre sans cesse d’un côté ou de l’autre? Où mettra-t-on cette liberté, où cette autorité? Les Anglais placent celle-là à la base, celle-ci dans le parlement ; ils ont le génie du relatif, du concret, et, mosaïstes incomparables, fabriquant des outils nouveaux pour des besoins nouveaux, ajoutant tantôt une aile, tantôt un étage, empruntant aux architectes les plus opposés les styles les plus divers, ils construisent leur édifice constitutionnel sans souci de l’uniformité, de la beauté esthétique, mais avec la préoccupation et le sens du confortable. Public business is private business of every man; les affaires publiques, pensent-ils, sont les affaires privées de chaque homme. C’est, entre eux et nous, la même différence qu’entre un drame de Shakspeare et une tragédie de Racine, un jardin anglais et le parc de Versailles, une église gothique et un temple grec. Autorité, liberté, tout, en France, se concentre au sommet, et, en dépit des lois nouvelles, la vie municipale et provinciale languit, paralysée par la grande ombre de l’état ; si bien que, même lorsque le département, la commune se taxent, c’est encore lui qui semble leur faire l’aumône. L’empire, disait-on vers 1868, est un gouvernement personnel où il n’y a plus personne. Le président de la république, fût-il entièrement annihilé par les chambres et réduit au rôle que Bonaparte qualifiait si pittoresquement, n’y eût-il personne à l’Elysée, la république demeure un gouvernement personnel, qui a pour leviers la bureaucratie, le fétichisme de l’exécutif, des habitudes séculaires. Dans son Principe fédératif, Proudhon raille les fondateurs de la démocratie, qui, en 1793, crurent avoir fait merveille de couper la tête au roi, pendant qu’ils décrétaient la centralisation. Le conseil des Dix, observe-t-il, était un vrai tyran, et la république de Venise un despotisme atroce; au contraire, donnez un prince, avec titre de roi, à une république comme la Suisse, si la constitution ne change pas, ce sera comme si vous aviez mis un chapeau de feutre sur la statue de Henri IV. La tyrannie qui change de drapeau ne change pas de caractère.

Resterons-nous toujours dupes des mots et des apparences, prompts à nous égarer sur des étiquettes, à nous imaginer que, le signe manquant, la chose n’existe pas ? Sous couleur d’égalité, nous décrétons un niveau abrutissant ; notre génie unitaire, notre délire de logique, nous entraînent à soumettre au même régime une grande ville et un petit village, les jeunes filles et les garçons, le