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que leur entrevue aurait, comme celle d’Erfurt, un terrifiant épilogue !

La veille du départ, le marquis de Perrière avait réglé avec l’empereur la question des gratifications et des récompenses. Les entrevues se soldent toujours par des largesses. Le ministre dut tempérer cette fois la munificence du souverain. L’empereur venait de réaliser un beau rêve ; heureux et joyeux, il voulait, en s’éloignant, répandre les croix et les tabatières. Les tabatières surtout étaient convoitées ; elles représentaient de l’argent comptant, elles étaient marquées chacune à sa valeur de 3,000 à 12,000 francs; il suffisait de les présenter au joaillier qui les avait fournies pour les réaliser.

« La terre était partagée, a dit Schiller, lorsque le poète se présenta tardivement devant le trône de Jupiter; il en fit ses plaintes. — Eh! quoi, lui dit le Dieu pour le consoler, n’as-tu pas l’idéal? » Un publiciste allemand qui devait son renom à sa gallophobie, — Boerne l’appelait Der Franzosen-Fresser, le mangeur de Français, et Henri Heine : Der Denunciant, le dénonciateur, — fut plus matinal que le poète, lorsque Napoléon III, triomphant, répandait une pluie de diamans sur la capitale du Wurtemberg. Il sut arriver avant la fin du partage ; il restait une tabatière, la plus modeste il est vrai : — Elle n’était marquée que 3,000 francs; — elle fut le prix de sa conversion[1].

Le 29 septembre, Napoléon III prenait à son tour congé du roi Guillaume. Le personnel de la légation lui fît la conduite jusqu’à Bruchsal, la station frontière.

Le marquis de Perrière quitta Stuttgart, me laissant chargé d’affaires, en attendant l’arrivée de son successeur le comte de Reculot. Il ne devait plus revenir que pour présenter ses lettres de rappel au roi ; l’empereur l’avait nommé ministre à Bruxelles.

C’était un esprit d’une rare distinction et d’un vrai savoir. Il mourut prématurément, dans la fleur de l’âge, victime de l’inintelligence d’un médecin, sans avoir donné toute sa mesure. « J’ai une longue carrière à parcourir, me disait-il parfois, dans l’exubérance d’une vaillante santé, car on ne meurt dans ma famille que passé quatre-vingts ans. « Il ne se doutait pas que déjà ses jours étaient comptés. Il avait été premier secrétaire de la mission de

  1. M. Wolfgang Menzel, dans son histoire des Cinquante dernières années, avait exalté le césarisme au détriment du parlementarisme. Ce fut le titre que son ami, M. de Zschocke, le secrétaire de la légation de Prusse, fit valoir auprès de nous, pour lui assurer, de la part de l’empereur, un témoignage de sa munificence. Rien, assurément, ne prouvait mieux l’absence de tous préjugés contre la France, à ce moment, que l’intervention d’un diplomate prussien en faveur d’un écrivain renommé pour sa gallophobie.