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mais, en même temps, Sa Majesté a trop de bienveillance pour vous et sait trop ce que vous valez pour ne pas vous laisser, dans la campagne qui va s’ouvrir, une position dont votre amour-propre ne puisse en rien souffrir. Il y aura deux colonnes d’une égale importance qui, toutes deux, pourront rencontrer des obstacles sérieux. Vous prendrez le commandement en chef d’une de ces colonnes, celle de Bougie; vous aurez sous vos ordres un général de division et deux généraux de brigade. L’empereur a décidé que je prisse le commandement de la colonne de Dra-el-Mizane. Je pense, mon cher général, que vous verrez sans trop de peine venir partager momentanément vos travaux et joindre sa vieille expérience à la vôtre un homme qui, pendant quinze ans, s’est trouvé sur tous les points de l’Afrique en face des Arabes, et a appris à les connaître et à les combattre. S’il pouvait y avoir de la susceptibilité dans un esprit aussi élevé que le vôtre, elle ne pourrait pas même être émue en voyant un maréchal de France, ministre de la guerre, grandir, par sa présence à l’armée d’Afrique, l’importance d’une expédition à laquelle vous prendrez une si large part. Je n’irai pas chercher des honneurs ; je n’ai plus rien à attendre. »

Pour être dissimulée sous la plus fine pellicule d’or et polie en perfection, la pilule n’en était pas moins amère. Le général Randon prit très nettement et très noblement son parti ; courrier pour courrier, il adressa au ministre sa démission du gouvernement-général, et il envoya son premier aide-de-camp, le commandant Ribourt, à Paris, avec une lettre dans laquelle il demandait à l’empereur d’être employé à titre de simple divisionnaire dans l’expédition prochaine. L’empereur n’accepta pas la démission, le général Randon demeura gouverneur de l’Algérie, le maréchal Saint-Arnaud se déclara malade, et la grande expédition fut ajournée.

Le gouverneur maintenu crut devoir insister. Son chef d’état- major, le général Rivet, fut dépêché avec une seconde lettre pour l’empereur : « Permettez-moi, Sire, de le dire à Votre Majesté, il est cruel pour moi, qui me suis consacré à cette pensée de compléter et de rendre profitable à nos intérêts la conquête de la Kabylie, de me sentir arrêté dans l’accomplissement de cette œuvre au moment même de la réaliser. Je ne puis taire le chagrin que j’éprouve de voir le gouvernement de Votre Majesté perdre une occasion si belle d’affermir sa puissance en Algérie, et l’armée d’Afrique déshéritée de la nouvelle gloire qu’elle allait acquérir. Je viens donc supplier Votre Majesté de modifier les derniers ordres qu’elle a donnés, de me permettre de mener à bonne fin l’expédition que j’ai préparée, et de prouver une fois de plus à l’empereur le désir de justifier la bienveillance qu’il daigne m’accorder. »

L’insistance du général Randon était moins habile que sa première