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travaillaient entre Akfadou et l’Oued-Sahel. Le 12, voici ce qu’écrivait à sa mère le général Bosquet : « Nous sommes bivouaques au sommet des montagnes et contre les neiges du Djurdjura, qui ne fondent qu’au printemps. De la porte de ma tente, je vois dans le lointain un coin du grand golfe de Bougie et toutes les montagnes du plateau de Sétif à 40 lieues de nous; la belle vallée de l’Oued Sahel se déroule en bas, à nos pieds, dans une étendue de 25 lieues. C’est un tableau imposant, très beau. Depuis quelques jours, nous n’avons plus, à portée, d’ennemis à combattre; j’ai des otages de partout, dans les limites que j’ai dû accepter. Nos soldats, comme ceux des légions romaines, ont posé leurs armes pour prendre la pioche, le pic à roc et la barre à mine. Je fais dans ces montagnes une route qui conduira de Bougie jusqu’au plateau du Djurdjura; nous nous en servirons au printemps; elle sera l’amorce de la route future de Bougie à Alger. C’est une prise de possession du pays qui crève le cœur de nos montagnards et leur fixe des limites précises à la résistance qu’ils rêvent contre le conquérant. Malgré une neige qui tombe très claire, nos soldats travaillent sur la route; je viens de leur envoyer à chacun un bon verre d’eau-de-vie. Si Annibal en avait eu dans les Alpes, je crois qu’il en aurait usé plutôt que de vinaigre. »

Douze jours après, la note était tout autre, et l’énergique émotion du chef faisait vibrer son récit d’un accent tragique. Le 19 février, cette neige très claire s’était épaissie ; les communications avec Bougie étaient coupées ; on allait manquer de vivres; le 22, il fallut lever le campement. Bientôt toute marche en ordre devint impossible; l’avant-garde qui devait faire halte au pied de la montagne voulut poursuivre coûte que coûte; en s’égarant elle égara tout ce qui suivait; ceux qui tomba-;nt sur la neige étaient bientôt ensevelis sous la neige. Pendant quarante-huit heures, on dut croire à des pertes inouïes, à un désastre sans nom.

Enfin, le 24, à minuit, le général Bosquet put écrire, de Bougie, à sa mère: « Sache que, depuis trente ans, on n’avait pas vu de tourmente de neige sur le terrain où je bivouaquais, et que cette tempête est un vrai monstre d’ouragan. Pour n’abandonner personne, j’étais resté le dernier, avec six compagnies d’élite et mon ami Jamin. Quelle journée et quelle nuit! Et que de traits de dévoûment, d’énergie! Rien n’est beau comme un brave soldat! La veille du départ, quand la tourmente se déclara dans sa furie, je mis mes hommes, en mouvement pour les réchauffer; et la nuit je fis faire de grands feux autour desquels on se pressait, mais en manœuvrant pour que chacun à son tour pût approcher. Toutes les cinq minutes, je criais ou faisais crier : Qui vive? et chacun devait répondre : Présent ! Enfin, les voilà casés à Bougie ! j’y suis arrivé