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jours, on célébrait à Saint-Pétersbourg le cinquantième anniversaire de l’entrée de M. de Giers au service public en Russie. M. de Giers n’a point été, sans doute, un personnage de grande représentation, mêlé avec éclat aux plus grands événemens du temps, comme le prince Gortchakof. Il a suivi sa carrière sans bruit, en serviteur éclairé, laborieux, utile quoique modeste, et c’est par ces qualités sérieuses qu’il s’est élevé par degrés à ce poste de ministre des affaires étrangères de Russie, où il a pu recevoir les complimens de toutes les chancelleries de l’Europe. Au même instant ou peu avant, l’empereur Alexandre III, accompagné de l’impératrice, d’une partie de sa famille et de sa cour, faisait un voyage dans la Géorgie, jusqu’au fond du Caucase. Il a eu, lui aussi, ses ovations en voyage, à Bakou et sur tout son chemin. Il a visité ces contrées lointaines : il a reçu les députations des tribus turcomanes de Merv. Sa présence a retenti dans toutes ces régions asiatiques devenues des possessions de l’empire. Alexandre III revenait de ce voyage et, après une halte à Sébastopol, il regagnait Saint-Pétersbourg par le chemin de fer d’Azof-Kharkof-Koursk, lorsque, tout près de la petite station de Borki, s’est produit un effroyable accident qui a mis en pièces le train impérial, et a failli coûter la vie à la famille presque tout entière du tsar. Il y a eu plus de vingt morts et près de quarante blessés. L’empereur lui-même, l’impératrice et leurs enfans ont été plus ou moins atteints. Les personnes de la suite impériale, ministres, dignitaires, ont eu leurs blessures. Quelques jours auparavant, l’empereur Alexandre était au milieu des fêtes et des ovations du Caucase : avant d’arriver à Pétersbourg, il se trouvait au milieu des champs déserts et marécageux, sous une pluie qui tombait depuis vingt-quatre heures, blessé lui-même, réduit à soigner les blessés et à diriger une sorte de sauvetage !

La première pensée a été de soupçonner quelque sinistre et trop savant complot, de chercher le nihilisme dans l’obscure catastrophe de Borki. En réalité, d’après tous les témoignages et toutes les apparences, il n’en était rien. Le plus vraisemblable est que la voie était mal entretenue, que le matériel vieilli manquait de solidité, que le terrain tassé sous les pluies n’a pu supporter le poids d’un train considérable, — et que pour un puissant autocrate, l’empereur Alexandre est exposé à être trompé plus que d’autres, à être lui-même la victime d’abus commis en son nom. Cet accident de Borki n’a donc eu rien que de simple, il n’a eu rien de politique. Il n’a pas moins eu un résultat politique assez frappant, celui d’imprimer à Alexandre III une sorte de sceau d’invulnérabilité aux yeux de son peuple et de faire sentir que, s’il eût disparu à l’heure qu’il est, l’Europe eût perdu en lui une force préservatrice, une garantie de la paix du monde.