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Il le tient, le cavalier; il l’emporte, et des accords terribles, presque fous, hâtent et précipitent sa course. Le piano vibre tout entier, et par-dessus les dissonances et les syncopes retentit, hurlée par la foule, l’affreuse nouvelle : Anna n’a plus besoin du collier de perles rouges! — Maintenant c’est presque le silence. La phrase principale, on peut dire le leitmotiv du lied revient tristement; trois accords éveillent un vague écho de Requiem; sous les sanglots du pauvre garçon monte un gémissement, et la voix achève de s’éteindre sur ces mots, qui font image pour la dernière fois : le collier de perles rouges !

Terminons par le plus remarquable de ces chants : une page de la plus grande beauté, égale aux meilleures inspirations de Schumann : la Prière du soir. Les paroles françaises valent beaucoup mieux cette fois que de coutume ; les voici :


L’obscure nuit du jour a pris la place;
Le monde dort silencieux !
Comme mon corps, mon âme est toute lasse
Et ma prière monte aux cieux.

A tout mortel, mon Dieu, je t’en supplie
Donne la paix. O Tout-Puissant,
Bénis la couche où le malheur s’oublie
Et le berceau de l’innocent.

Pardonne au mal ! De la haineuse envie
Jusqu’à l’aurore éteins les feux !
Et que chacun, qui souffre dans la vie,
En songe au moins se sente heureux !


Le chant commence mystérieusement. D’obscurs accords se traînent, enveloppant la voix d’harmonies étranges, donnant par des modulations inattendues et pourtant naturelles l’impression et la vague inquiétude du soir. Ce vers surtout : Et ma prière monte aux cieux, est noté avec une délicatesse adorable. Elle monte, en effet, cette prière, à travers un accompagnement qui tremble, qui flotte comme les brumes du crépuscule. Elle monte d’abord timide, implorant tout bas quelque répit aux misères du monde. Et puis elle s’anime, les accords sonnent plus puissans et plus nourris. Une immense pitié, un amour immense envahissent cette âme en proie à l’épouvante de la douleur humaine, et qui supplie pour toutes les âmes. Elle crie vers Dieu, elle lui jette le recours déchirant de l’humanité. Je connais peu d’appels aussi pathétiques à la miséricorde infinie, peu d’éclats aussi éloquens d’une aussi ardente charité. L’humanité ne souffre sans doute pas plus aujourd’hui que naguère, mais elle sent plus profondément sa souffrance. Il y a cinquante ans, dans un air demeuré célèbre, Masaniello