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foi au progrès, et, par-dessous les différences particulières, c’est elle qui fait l’air de ressemblance et de famille de toutes les grandes œuvres du temps: l’Esprit des lois et l’Essai sur les mœurs, les Discours de Rousseau et l’Histoire naturelle de Buffon ; quoi encore ? l’Encyclopédie, l’Histoire philosophique des deux Indes, et la fameuse Esquisse de Condorcet, sur les Progrès de l’esprit humain. D’une manière générale, si l’on voulait caractériser nos grands siècles littéraires par rapport à l’idée qu’ils se sont formée de la marche de l’histoire, on dirait que le XVIe siècle, celui de Ronsard et de Calvin, a placé son idéal dans l’imitation, la résurrection, ou la rénovation du passé. Par-delà les temps du moyen âge, c’est le même sentiment qui pousse Ronsard à chercher ses modèles dans les littératures anciennes, et Calvin à réintégrer dans un christianisme corrompu la pureté de son institution primitive. Le XVIIe siècle, celui de Pascal et de Bourdaloue, de Racine et de Bossuet, convaincu de la perversité de la nature humaine, de la nécessité de la grâce et du peu de valeur de la vie de ce monde, se représente l’histoire comme un lent acheminement de l’humanité vers des fins qui lui sont assignées par la sagesse divine. De notre temps, enfin, c’est l’idée de l’évolution qui triomphe, l’idée d’un développement qui n’a rien d’absolument nécessaire ni de régulier dans son cours, que les circonstances peuvent toujours contrarier, et quelquefois même indéfiniment arrêter ou suspendre, qui peut enfin, à la rigueur, être exactement le contraire du progrès. Nous avons vu trop de révolutions, et surtout nous avons vu trop et de trop belles espérances n’aboutir qu’à des effets trompeurs, pour croire au progrès tel que l’ont conçu nos écrivains et nos philosophes du XVIIIe siècle. Car eux enfin, que nous avons gardés pour les derniers, c’est au progrès qu’ils ont cru, au progrès constant, à la marche continue de l’humanité vers un perfectionnement croissant et infini de l’homme et de la société. Là est leur utopie, avec une autre, celle de la bonté native de l’homme, mais que je ne veux point examiner aujourd’hui, parce qu’elle m’entraînerait trop loin, et qu’elle provient d’une autre source.

Pour mesurer l’importance et le rôle de cette idée dans la philosophie du XVIIIe siècle, il suffirait au besoin de noter la place qu’elle tient dans l’œuvre de Voltaire, qui, de tous les écrivains du temps, lui est sans doute non pas le plus hostile, mais au moins le plus récalcitrant. Voltaire, pour croire au progrès, et surtout au progrès moral, a trop connu les hommes, de trop près, les a trop fréquentés, s’est trop connu lui-même. Cela est bon pour Rousseau, pour Diderot, pour Condorcet, et voilà ceux, en effet, que l’on peut appeler les apôtres de l’idée de progrès, ceux qui l’ont répandue dans le