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éprouvé, il en est autrement de Racine, le plus « grec » peut-être de tous nos grands écrivains, et celui qui a le mieux compris l’antiquité, parce qu’il l’a le plus profondément sentie. C’est une sensibilité qu’on accordera sans doute qu’il ne tenait pas du cartésianisme. Mais, au lieu de prendre Euripide pour guide et Sophocle pour modèle, quand il se serait contenté des exemples de Corneille, on a vu que, dix ans avant le Discours de la méthode, les règles du genre tragique, si peut-être on ne les observait pas toujours, n’en étaient pas moins fixées, acceptées, reconnues. Et pour cette science de la psychologie, pour cette connaissance des passions de l’amour, pour cette finesse et cette profondeur d’analyse qui sont le triomphe de son art, ses auteurs favoris, parmi lesquels on doit compter au premier rang les romanciers grecs, — et au second, sans doute, l’ingénieux, charmant et subtil auteur de l’Astrée, — lui en avaient donné de bien meilleures leçons que l’auteur du Traité des passions. Pas plus, en effet, que le bon sens, on ne saurait faire honneur à Descartes d’avoir inventé l’analyse psychologique ou morale ; et, pour raisonner éloquemment ou finement sur elles-mêmes, les âmes passionnées ne l’ont pas attendu. J’aimerais mieux, en vérité, si l’on croyait que le génie de Racine tout seul n’eût pu suffire à les créer, que l’on fît d’Hermione ou de Roxane des filles de Chimène.

Chose curieuse! la seule génération dont on puisse dire qu’elle ait subi l’influence de Descartes, c’est celle qui forme la transition du XVIIe au XVIIIe siècle, qui ne tient plus au siècle de Louis XIV que par l’empire de ses habitudes, mais dont les tendances, plus ou moins conscientes, sont déjà les tendances du siècle de Voltaire, la génération des Perrault et des Fontenelle, celle aussi, remarquons-le, des ennemis de Racine et de Boileau. Les Parallèles de Charles Perrault (1693), voilà l’œuvre littéraire directement issue des principes de Descartes; et la Pluralité des mondes (1686), voilà l’œuvre qui a popularisé le cartésianisme scientifique. Comment et pourquoi cela? Descartes était-il donc tellement en avance de son siècle que son siècle ne pût le comprendre? Les idées qu’apportait le cartésianisme étaient-elles si nouvelles, ou tellement inouïes, qu’avant de se faire accepter, il leur fallût cinquante ans pour mûrir? Car ce que sans doute on ne saurait admettre, c’est qu’en ce siècle — a de grands talens bien plus que de lumières, » ainsi qu’un jour Voltaire l’appellera, mais qui n’en est pas moins le siècle des Bossuet et des Bourdaloue, des Molière et des Racine, — les idées de Descartes soient tombées dans l’indifférence. Ou bien encore faut-il croire que ni Molière ni Racine ne pouvaient s’accommoder d’une philosophie qui tarissait la poésie dans ses sources? Bossuet