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n’avaient garde, parce que Descartes les avait dites, et quand il les aurait dites le premier, de ne pas reprendre chez lui ce qui leur appartenait. Un libertin, un hétérodoxe ou un hérétique peuvent dire de bonnes choses, et l’Église, parce qu’ils l’ont abandonnée, n’a pas cru devoir se passer pour cela du secours des Origène ou des Tertullien. Mais, dans le Traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même ou dans le Traité de l’Existence de Dieu, cherchez les idées fondamentales du cartésianisme, celles que nous avons reconnues comme telles, vous ne les y retrouverez pas, ou tellement dénaturées, que vous aurez de la peine à les y reconnaître. C’est qu’il était difficile à Bossuet ou à Fénelon de ne pas voir ce que les idées cartésiennes avaient de dangereux pour la religion, et d’ailleurs ils l’ont eux-mêmes, en plusieurs endroits, nettement et expressément signalé[1]. Les véritables inspirateurs de Bossuet et de Fénelon, ce sont les saint Thomas et les saint Augustin, comme on le saurait depuis longtemps, si nous les lisions davantage. Voilà les maîtres et voilà les guides.

Il n’y a donc en réalité que deux ou trois cartésiens obscurs ou inconnus, quelques bons et naïfs esprits, comme, par exemple, les auteurs de la Logique de Port-Royal, un Arnauld ou un Nicole, dont on puisse dire avec vraisemblance et quasi certitude que, sans Descartes, ils ne seraient effectivement ni Arnauld ni Nicole. Mais qu’est-ce aujourd’hui que ce fougueux docteur d’Arnauld, et que ce bon homme de Nicole? d’honnêtes écrivains, de second ou de troisième ordre, qui n’ont plus qu’un fantôme d’existence littéraire, et qui, d’ailleurs, de leur temps même, en dépit des apparences, n’ont exercé qu’une bien faible influence. Car, pour exercer sur son temps une action réelle, il ne suffit pas, comme on le croit, d’avoir beaucoup

  1. Il ne faut point abuser des notes, mais il en faut user quand elles sont nécessaires. Voici donc l’un des textes de Fénelon que je vise : « Vous ne paraissez pas, — écrivait-il en 1713 au duc d’Orléans, le futur régent, qui avait des doutes, à ce qu’il paraît, sur la religion, — vous ne paraissez pas faire assez de justice à saint Augustin... Platon et Descartes, que vous louez tant,.. ont leurs défauts. Si on rassemblait tous les morceaux épars dans les ouvrages de saint Augustin, on y trouverait plus de métaphysique que dans ces deux philosophes. » (Œuvres de Fénelon, édition de Versailles, I, 422.) c’est pour l’indication, comme je disais, de la source où il a directement puisé. Voici maintenant le texte de Bossuet, qui, pour être plus connu, n’est pas moins instructif ou démonstratif: « Pour ne vous rien dissimuler, je vois non-seulement en ce point de la nature et de la grâce, mais en beaucoup d’autres articles très importuns de la religion, un grand combat se préparer contre l’église sous le nom de philosophie cartésienne... En un mot, ou je me trompe bien fort, ou je vois un grand parti se former contre l’église, et il éclatera en son temps, si de bonne heure on ne cherche à s’entendre, avant qu’on s’engage tout à fait. » (Œuvres de Bossuet, édition de Versailles, XXXVII, 375, 377. Lettre à un disciple du père Malebranche.)