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n’y a d’esthétique cartésienne, ou, si l’on veut qu’il y en ait une, ce sera la morale de Montaigne, celle des sceptiques de tous les temps et de toutes les écoles : vivons comme nous voyons qu’on vit autour de nous, et ne nous mêlons pas de réformer le monde. Encore Montaigne et les sceptiques, en opposant la coutume à elle-même, et rien qu’en énumérant avec une insistance ironique la multiplicité de ses contradictions ou de ses bizarreries infinies, font-ils au moins de la morale, s’en occupent-ils, ne fût-ce que pour s’en moquer, lui font-ils ainsi dans leur œuvre une place presque égale à celle qu’elle tient dans la vie. Descartes, lui, commence par la mettre en dehors de la science, et l’y laisse. On dirait, en vérité, que toutes les questions qui regardent la conduite n’ont pas d’importance à ses yeux, que le bon usage de la volonté s’apprend par son seul exercice, et que de méditer sur de pareils sujets ne peut servir qu’à les embrouiller. Évidemment rien ne pouvait plaire davantage aux « libertins » ou aux a sceptiques » du temps. Car, eux non plus, ils ne refusaient pas « d’obéir aux lois et coutumes de leur pays. » Si même ils l’avaient osé, c’est ce qu’ils auraient réclamé comme leur droit, plutôt que d’obéir aux préceptes d’une religion qui, née en Galilée, perfectionnée à Constantinople, et constituée finalement à Rome, n’avait pas été faite pour eux. Et, en attendant, que pouvaient-ils demander de mieux que de se voir accorder leur thèse par l’homme qui venait précisément de mettre hors de doute la vérité de la science et le critérium de la certitude?

Mais en religion c’était bien autre chose encore, et, en isolant, comme il faisait, en reléguant, pour ainsi dire, les vérités de la foi dans l’ombre du sanctuaire, Descartes, selon l’expression du temps, « faisait encore pour eux. » Dirai-je qu’ils avaient reconnu, sous ses assurances de respect et de soumission, la même indifférence pour les choses de la religion que pour celles de la morale ? et que ceux qui n’avaient pris pour chrétiens ni Charron ni Montaigne ne pouvaient guère se tromper à l’accent de Descartes? Ce serait aller trop loin peut-être, et, quoique d’ailleurs il n’en manquât point, ce serait prêter trop de politique à un philosophe. Bornons-nous donc à observer qu’avec les argumens dont on use pour prouver le « christianisme » de Descartes, on pourrait aussi bien démontrer celui de l’auteur des Essais; — et au surplus on l’a fait. Ce que Descartes dit des mystères et de la théologie : qu’il n’y touchera pas, comme étant à part et au-dessus du pouvoir de la raison, Montaigne, avant lui, l’avait dit presque textuellement. Mais ce n’est pas ainsi qu’agissent les chrétiens. Ils ne mettent pas à part, dans un coin, si je l’ose dire, les vérités de la foi, pour s’occuper uniquement de mécanique ou de géométrie. Ils ne vivent pas dans