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chimérique du maître, aurait cessé de se faire sentir dès les premières années du XVIIIe siècle. Une philosophie nouvelle, celle de Locke et de Condillac, la philosophie de la sensation, comme on l’appelle d’ailleurs assez improprement, aurait alors suscité une nouvelle littérature : celle de Voltaire et de Montesquieu, de Diderot et de Rousseau, de d’Alembert et de Condorcet.

Cette opinion est-elle conforme à la vérité des faits ? l’influence du cartésianisme, dont on verra que nous ne méconnaissons pas la grandeur, a-t-elle bien été ce que l’on croit? et ne commet-on pas enfin une erreur assez grave sur la nature, sur le temps précis, et sur la portée de son action? C’est ce que je me propose ici d’examiner. Je n’ai d’ailleurs aucune raison de ne pas dire dès le début qu’il s’agit de renverser ou de retourner l’opinion, et de montrer que l’influence du cartésianisme, nulle au XVIIe siècle, excepté peut-être en physique, a tout entière agi, cinquante ou soixante ans plus tard, sur ceux-là mêmes de nos grands écrivains qui croyaient, et que l’on croit, sur leur parole, qui l’ont le moins subie.


I. — LA FORMATION DU CARTÉSIANISME.

Pendant les dernières années du XVIe siècle, et dans les années toutes récentes encore du règne d’Henri IV, le scepticisme ou le « libertinage, » comme on l’appelait alors, avait fait d’étranges progrès. Les Essais de Montaigne, avidement lus, l’avaient insinué, l’insinuaient plus subtilement et plus profondément tous les jours; d’autres ouvrages, plus grossiers, parmi lesquels il faut citer l’énigmatique Moyen de parvenir, de Béroalde de Verville, en avaient mis les conclusions à la portée des intelligences vulgaires ; et la licence enfin des mœurs de cour, en achevant de brouiller dans les esprits les idées de deux choses distinctes : le désordre de la conduite et la liberté de penser, avait achevé de les autoriser publiquement l’une et l’autre. En vain la religion et la philosophie avaient-elles essayé d’en barrer ou d’en ralentir le cours. En vain du Vair, dans sa Philosophie morale des stoïques, et Charron, dans son Traité de la Sagesse, — ce Charron que l’on regarde à tort comme un disciple de Montaigne, parce qu’il en est le plagiaire, — avaient-ils tenté quelque chose d’analogue à cette Apologie de la religion chrétienne, dont on croit distinguer, dans les Pensées de Pascal, au moins les grandes lignes. En vain, François de Sales, en rendant la religion plus humaine et surtout plus traitable, s’était-il efforcé de l’accommoder au monde, de peur que le monde ne s’habituât à se passer d’elle. En vain Bérulle et Saint-Cyran, plus durs,