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Vous souffrirez moins... J’aime mieux que vous me haïssiez que de vous voir souffrir.

— Il est assez difficile de croire certaines choses, dit Dering. Aurez-vous la bonté de me prêter une voiture pour regagner Charlotteville ?

— Ce soir?

— Ce soir. Peut-être comprendrez-vous que je ne puisse dormir une nuit de plus dans cette maison.

— Parce que j’y suis, dit-elle tristement. Je ne vous blâme pas... Je ne vous blâme pas le moins du monde.

— C’est beaucoup de bonté de votre part. Cette générosité ira-t-elle jusqu’à me faire reconduire?

— Vrai, vous voulez partir ce soir ?

— Si vous ne me refusez pas un cheval...

— Donnez vos ordres, répliqua-t-elle lentement.

— Merci. m’accorderez-vous maintenant une poignée de main?

Elle lui tendit la main en silence.

— Adieu, dit-il ; — puis, après une pause : — Adieu, Barbara.

— Adieu, répondit-elle, les yeux baissés sur leurs mains unies.

Il répéta encore : — Adieu ! — Et de nouveau elle prononça ce mot après lui, tandis que leurs mains se séparaient. Il marcha vers la porte et sortit, mais pour rentrer en trébuchant et la saisir, et l’étreindre et meurtrir son visage de baisers furieux.

— Je vous aime, balbutiait-il avec angoisse. Je vous aime, malgré tout. Oh ! Barbara, vous serez si malheureuse demain quand je serai loin, quand vous songerez que je suis parti pour toujours! Car je ne reviendrai plus,.. non, jamais, jamais... Barbara, pensez-y,.. pensez à ces heures exquises que nous avons passées ensemble,.. à mes baisers, aux tiens... Tu m’embrassais ainsi !..

Et il baisait ses cheveux, ses paupières, sa gorge, la blessant presque dans son ardeur désespérée. Hélas ! il eût aussi bien essayé de réveiller un cadavre ! Elle gisait dans ses bras, haletante, mais distraite ; les yeux qu’elle levait vers lui étaient pleins de supplications timides et le regardaient à travers des larmes.

— J’essaie d’avoir du chagrin, et je n’en ai que de ne pouvoir réellement m’affliger, dit-elle d’une voix basse ; je sais que vous partez, que je vous ai aimé, je tâche d’être désolée, et je ne puis que penser qu’il sera doux de dormir. Je suis si fatiguée ! Je crois bien que je ne pleurerai plus, sauf de ne pouvoir pleurer. Tout cela vous paraît absurde. Mais, je vous en prie, efforcez-vous de comprendre.