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ni les actionnaires ni les obligataires ne se recrutent par contrainte. Au contraire, si l’état fait des folies en matière de travaux publics, même les citoyens gages et avisés les paient, puisque l’état dispose de la contrainte pour répartir sur l’ensemble des habitans la rançon de ses erreurs. Outre l’iniquité qui en résulte, il en ressort aussi un affaiblissement général de la prévoyance dans la nation. En peuple où tous les citoyens qui épargnent et qui font des placemens doivent eux-mêmes vérifier l’utilité des entreprises auxquelles ils confient leurs fonds devient bientôt supérieur en affaires, et en sens pratique, à un peuple où les capitalistes, grands et petits, n’ont qu’à verser chaque année leurs épargnes à des emprunts d’état dont le service est assuré. Ainsi la méthode britannique offre à la fois des avantages techniques précieux et une conséquence générale singulièrement heureuse, celle de ne pas endormir les particuliers, de ne les point réduire au simple rôle d’épargnans purement passifs.


II.

Quand on descend dans le détail, cette supériorité du système anglo-américain ressort avec plus de relief. Rien n’est plus malaisé que d’apprécier sûrement d’avance l’utilité d’un travail public. Pour les ports, pour les canaux, pour les chemins de fer même, cette difficulté se présente. Il y a, dit-on, deux sortes d’utilités : l’une directe, rémunératrice pour les capitaux engagés; l’autre indirecte, qui n’est pas suffisamment productrice pour indemniser les capitaux, mais qui, étant en quelque sorte diffuse pour l’ensemble de la nation, profite largement à celle-ci. On a souvent abusé de cette distinction ingénieuse, qui contient une parcelle seulement de vérité. On a reproché aux capitalistes de ne vouloir se charger que des travaux de la première catégorie, ceux qui sont pécuniairement productifs, et de négliger tous les autres qui n’ont qu’une utilité indirecte et diffuse. Les ministres et les députés, pour justifier leurs plans les plus extravagans, ont beaucoup insisté sur cette dernière. Un ingénieur, M. Bouffet, leur a fourni des argumens, en se livrant à des calculs dont il a été fait beaucoup d’abus. Une ligne ferrée peut, dit-on, être stérile pour les capitaux engagés et féconde pour l’état, à cause de la différence entre les tarifs des chemins de fer et les frais de transport sur une route de terre. Sur celle-ci, la tonne coûte à transporter 0 fr. 25 ou 0 fr. 28 par kilomètre : supposons une petite ligne de chemin de fer qui ne lui fait payer que 0 fr. 08 à 0 fr. 10; outre la somme que l’exploitant de la ligne aura encaissée, l’expéditeur ou le consommateur aura bénéficié de 0 fr. 15 à 0 fr. 20 par tonne et par kilomètre : c’est ce bénéfice qui est occulte