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de la grande-duchesse Louise sur la Croix rouge badoise, qui, au premier signal, est prête à fonctionner, car je l’ai vue à l’œuvre. On offrit aux délégués une sorte de répétition générale ; les souverains et leurs fils s’empressaient de faire aux envoyés des diverses sociétés de secours les honneurs d’un champ de bataille figuré où de faux blessés attendaient que l’on vînt les relever. Couchés à l’ombre des grands arbres, ils ne paraissaient point impatiens et regardaient tranquillement le paysage.

On les avait disséminés, non point au hasard, mais scientifiquement, pour ainsi dire, accotés contre le tronc des chênes, dissimulés derrière un pli de terrain, tapis dans les fossés, abrités en un mot, comme font les vrais blessés qui rampent loin du combat et profitent de tous les accidens du sol pour se garantir des projectiles. En outre, chacun d’eux était fictivement atteint d’une blessure spéciale, à la tête, à la poitrine, à l’abdomen, aux membres inférieurs ou supérieurs. À peine étions-nous arrivés sur ce champ de manœuvres sanitaires, que le corps des brancardiers apparut, la croix rouge au bras et à la casquette, marchant vite, marquant le pas avec des mouvemens secs et précis comme ceux des anciens soldats. C’étaient des gars solides, vêtus d’un uniforme gris peu voyant, fortement chaussés, ainsi qu’il convient à des hommes qui doivent faire les étapes de la charité à travers les terres bouleversées par les batailles. Les brancards m’ont paru bien construits, résistans, garnis d’une grosse toile en treillis, munis d’une paire de bretelles et complétés par un appendice à crémaillère, en forme de pupitre, destiné à exhausser la tête. À un signal, les brancardiers se dispersèrent, quatre par quatre, à la recherche des blessés. Ceux-ci étaient déposés sur la litière pendant que l’on comprimait l’artère fémorale ou l’artère brachiale, selon que la cuisse ou le bras avait été traversé par la balle ; pour tous un pansement rapide était simulé. Puis deux brancardiers de corvée emportaient le blessé, que les deux autres escortaient après s’être chargés du sac, du casque, du sabre et du fusil, prêts à relayer leurs camarades s’ils étaient fatigués. Ils jouaient bien leur rôle, les petits fantassins qui étaient censés tombés pour l’honneur du Vaterland ; ils le jouaient si bien, que l’un d’eux l’avait pris au sérieux : il était pâle comme un mourant, c’est le cas de le dire ; il faisait ballotter sa tête et levait les yeux au ciel avec résignation. J’imagine qu’il récitait mentalement les vers de Frédéric Hœlderlin : « Je veux verser mon sang, le sang de mon cœur, pour la patrie. » On lui avait assigné une blessure grave ; on ne barguigne pas avec la consigne, dans l’armée allemande ; il avait cru son capitaine sur parole, et se laissait tout doucement défaillir, par respect pour la discipline. Il était si faible que, pour le ranimer, on lui